À propos de la note de Henri Lebesgue Sur une généralisation de l’intégrale déf
À propos de la note de Henri Lebesgue Sur une généralisation de l’intégrale définie – Jean-Pierre Kahane – Avril 2013 Tous droits de reproduction et de représentation réservés© Académie des sciences 1 Histoire des sciences / Textes scientifiques fondateurs – Avril 2013 À propos de la note de Henri Lebesgue Sur une généralisation de l’intégrale définie par Jean-Pierre Kahane, membre de l'Académie des sciences Ce qui suit est une note aux Comptes rendus, de 1901, intitulée « Sur une généralisation de l’intégrale définie » 1. Vue d’aujourd’hui, c’est la définition de l’intégrale et de la mesure de Lebesgue, deux notions de portée immense en mathématiques et au delà. De plus, c’est un exposé admirablement clair de ces deux notions. Comme la plupart des grandes nouveautés, elle n’a pas été reconnue tout de suite. Le Jahrbuch über die Forschritte der Mathematik, le livre allemand qui recense et analyse annuellement toutes les publications mathématiques, avait consacré beaucoup de place, trois pages au total, aux notes précédentes de Lebesgue, qui concernaient les surfaces. Il accorde trois lignes à la note de 1901. Le centenaire de la note a fait l’objet de nombreux rapports et commentaires. A l’initiative de Gustave Choquet, la note a été rééditée dans les Comptes rendus de l’année 2000, avec des commentaires de Jean-Michel Bony, Gustave Choquet et Gilles Lebeau 2; j’ai présenté un rapport à l’Académie en mars 2001, reproduit dans la Gazette des mathématiciens et traduit dans plusieurs langues 3; l’Ecole normale supérieure de Lyon, sous l’impulsion d’Etienne Ghys, a organisé un colloque dont la suite, « Autour du centenaire Lebesgue », a réuni dans un numéro de « Panoramas et synthèses » des études de Gustave Choquet, Thierry de Pauw, Pierre de la Harpe, Jean-Pierre Kahane, Hervé Pajot et Bruno Sevenec, sur l’histoire et les prolongements de la note 4. Une bonne partie des mathématiques du vingtième siècle s’y rattache : l’analyse de Fourier et l’analyse fonctionnelle, la théorie des probabilités, la théorie géométrique de la mesure, et toutes les variations autour de la mesure et de l’intégration liées aux groupes, aux variables réelles, à la physique, et par là à presque tout le champ des sciences mathématiques. Je me limiterai ici à quelques points d’histoire et aux réflexions qu’ils inspirent. 1 H.Lebesgue, Sur une généralisation de l’intégrale définie, C.R.Acad.Sci. Pairs 132 (1901), pp. 1025- 1027 2 H.Lebesgue, Sur une généralisation de l’intégrale définie, C.R.Acad.Sci. Pairs 132 (1901), pp. 1025- 1027, reproduit dans C.R.Acad.Sci.Paris série 1, mathématique 332 (2001), avec des commentaires de J.-M.Bony, G.Choquet et G.Lebeau. 3 J.-P.Kahane, Naissance et postérité de l’intégrale de Lebesgue, Gazette des mathématiciens n°89, Juillet 2001, pp.5-20 4 Autour du centenaire Lebesgue, G. Choquet, T. De Paauw, P. de la Harpe, J.-P. Kahane, H.Pajot, B. Sévennec, Panoramas et synthèses n°18 (2004), Société mathématique de France À propos de la note de Henri Lebesgue Sur une généralisation de l’intégrale définie – Jean-Pierre Kahane – Avril 2013 Tous droits de reproduction et de représentation réservés© Académie des sciences 2 Depuis Newton et Leibniz, le calcul différentiel et intégral repose sur deux procédés qui s’appliquent aux fonctions usuelles et sont inverses l’un de l’autre : la dérivation et l’intégration. Par exemple, la dérivée de la fonction sinus est la fonction cosinus, et l’intégration de la fonction cosinus à partir de zéro redonne la fonction sinus. Au cours du 18e siècle ce calcul s’est élargi aux fonctions de plusieurs variables, il a permis l’éclosion de la mécanique rationnelle et de la physique mathématique. Cependant, dès qu’avec l’Alembert en 1749 est apparue l’équation des cordes vibrantes, qui est une équation aux dérivées partielles, s’est posée la question de la validité des solutions : peut-on admettre comme solution une fonction non dérivable ? une fonction discontinue ? La célèbre controverse des cordes vibrantes, qui a opposé Euler et d’Alembert, part de là. Les mathématiciens ont donc été amenés à élucider et formaliser ce que sont les dérivées, les fonctions dérivables, les limites, la continuité. Le Cours d’analyse de Cauchy à l’Ecole Polytechnique, au début du 19e siècle, contient sur ces notions les définitions qui sont encore de règle aujourd’hui. Qu’en est-il de l’intégration et des fonctions intégrables ? L’intégration des fonctions continues semblait aller de soi. Celle des fonctions continues par morceaux semblait d’ensuivre. Mais au delà ? Dirichlet, en 1829, osa produire un exemple de fonction définie sur un intervalle et non intégrable : c’est une fonction prenant deux valeurs différentes, l’une sur les rationnels et l’autre sur les irrationnels. La raison qu’il donnait est qu’elle n’est continue sur aucun intervalle. Le sujet resta stagnant jusqu’à la thèse de Riemann sur les séries trigonométriques, qui fut soutenue en 1854 mais qui ne fut publiée qu’en 1867, après sa mort. En dix lignes, Riemann répond à la question : que doit-on entendre par l’intégrale définie d’une fonction entre deux valeurs a et b de la variable ? Riemann partage l’intervalle (a, b) en petits morceaux, choisit un point dans chaque morceau, multiplie la valeur de la fonction en ce point par la longueur du morceau, fait la somme, et regarde si cette somme a une limite, indépendante du partage et du choix des points, quand la taille des petits morceaux tend vers zéro. Si la somme a une limite, c’est l’intégrale. Après avoir donné la définition, Riemann se préoccupe des fonctions intégrables, et il en donne une caractérisation, que plus tard Lebesgue résumera sous la forme : l’ensemble de leurs points de discontinuité est de mesure nulle. Il y a donc des fonctions intégrables au sens de Riemann qui ne sont continues sur aucun intervalle. Reste que la fonction de Dirichlet est non intégrable au sens de Riemann. Aussitôt connue, la définition de Riemann devint classique : on tenait la définition d’une fonction intégrable comme on avait déjà celle d’une fonction dérivable. L’intégrale, comme la dérivée, avait le statut d’une notion mathématique clairement définie. Restait une question : l’intégration reste-t-elle l’opération inverse de la dérivation ? Est-il vrai qu’une fonction dérivée est intégrable au sens de Riemann ? La réponse est négative : l’intégration au sens de Riemann ne permet pas de retrouver toutes les fonctions primitives, celles qui par dérivation donnent la fonction donnée. Pour justifier sa « généralisation », Lebesgue part de là. L’intégration au sens qu’il va indiquer permet de trouver les primitives de toutes les fonctions dérivées bornées. Lebesgue s’attache donc à l’intégration des fonctions bornées : elles sont définies sur un intervalle (a,b) et prennent leurs valeurs À propos de la note de Henri Lebesgue Sur une généralisation de l’intégrale définie – Jean-Pierre Kahane – Avril 2013 Tous droits de reproduction et de représentation réservés© Académie des sciences 3 dans un intervalle (m,M). Au lieu de découper (a,b), c’est (m,M) qu’il découpe en morceaux. Il s’impose alors de définir la mesure de l’ensemble sur lequel la fonction prend ses valeurs dans le morceau considéré. C’est la mesure de Lebesgue. Pour respecter l’usage, Lebesgue ne parle pas de fonctions intégrables mais de fonctions sommables, et la terminologie s’est maintenue longtemps, surtout en France où, pour des raisons diverses, l’intégrale de Lebesgue s’est imposée moins vite qu’à l’étranger. En France, Lebesgue a fait connaître son intégrale par le cours Peccot, qu’il a assuré deux fois 5. A cette occasion il a étendu la définition à des fonctions non bornées, ce qui s’est avéré essentiel dans la suite. Le rédacteur du second cours Peccot, sur les séries trigonométriques, a été Pierre Fatou, dont la thèse a été la première application de l’intégrale et de la mesure de Lebesgue à la théorie des fonctions analytiques. A l’étranger, l’intégrale de Lebesgue s’est répandue comme un feu de paille : en Angleterre, en Autriche, en Hongrie, en Allemagne, en Belgique, en Russie, en Pologne. Les Anglais Hobson et Hardy l’ont adoptée pour les séries de Fourier, et ont décidé d’appeler intégrables (en renonçant au terme de sommable) les fonctions intégrables au sens de Lebesgue. L’Autrichien Ernst Fischer et le Hongrois Frédéric Riesz ont établi que la transformation de Fourier est, suivant une expression de F. Riesz, « un billet aller et retour permanent » entre les espaces que nous appelons aujourd’hui l^2 et L^2 (constitués respectivement des suites et des fonctions définies sur un intervalle dont les carrés sont sommables). La clé est que l’espace des fonctions de carrés sommables est complet, au sens que la condition nécessaire de convergence de Cauchy y est aussi suffisante. Mais la clé n’a été forgée qu’à la suite des travaux de Riesz et de Fischer de 1907; au départ, c’était un lemme assez difficile à exprimer. C’est Hardy qui a appelé L^p les espaces de fonctions dont la p-ième puissance est intégrable (=sommable), et l’expression « L^p est complet » apparaît à ma connaissance pour la première fois dans l’ouvrage de Stefan Banach « Théorie des opérations linéaires », de 1932, qui a joué un rôle fondateur dans l’analyse fonctionnelle. En Belgique, Charles de la Vallée-Poussin a immédiatement adopté et enseigné l’intégrale de Lebesgue. L’Autrichien Hausdorff et le Polonais Saks ont uploads/Litterature/ tsf-kahane2.pdf
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- Publié le Jan 05, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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