VI Usages et variations Atlas de l'impossible Warburg, Borges, Deleuze, Foucaul

VI Usages et variations Atlas de l'impossible Warburg, Borges, Deleuze, Foucault Georges Didi-Huberman TABLEAU, TABLE, RELECTURE Le tableau : « une image ou représentation de quelque chose faite par un peintre )), ainsi que le définissait Furetière au XVII" siècle ; ou << la représentation d'un sujet que le peintre renferme dans un espace orné pour l'ordinaire d'un cadre ou bordure))' comme on le lit, au XVIII" siècle, dans l'Encyclopédie de Diderot et d' Alembert1• Mais, par-delà ce sens habituel du tableau de peinture, s'est dégagée très vite une acception plus générale qui supposait à la fois l'unité visuelle et l'immobilisation temporelle: « Tableau, moment d'arrêt d'une scène créant une unité visuelle entre la disposition des personnages sur la scène et l'arrange- ment des décors, de façon à ce que l'ensemble donne l'illusion de former une fresque,,, ce que dénote parfaitement l'expression <<tableau vivant,,, dont on connaît l'enjeu esthétique crucial, du xv<' au XIx" siècle, pour la peinture comme pour le théâtre et, plus tard, pour la photographie et même le cinéma2• Or, le mot prestigieux de tableau, en français tout au moins, vient directement d'un mot latin extrêmement banal, tabula, qui veut dire une planche, simplement. Une planche à tout faire : à écrire, à compter, à jouer, à manger, à ranger, à déranger3 ••• Dans la pratique de l'Atlas chez le peintre Gerhard Richter comme, autrefois, dans les séries de planches gravées en plusieurs « états ,, par Rembrandt, il est sans doute question de tables plus que de tableaux. Cela signifie, d'abord, le renoncement à toute unité visuelle et à toute immobilisation temporelle : des espaces et des temps hétérogènes ne cessent de s'y rencontrer, de s'y confronter, de s'y recroiser ou de s'y amalgamer. Le tableau est une œuvre, un résultat où tout a déjà été joué ; la table, elle, est un dispositif où tout pourra toujours se rejouer. Un tableau s'accroche aux cimaises d'un musée; une table se réutilise sans cesse pour de nouveaux banquets, de nouvelles configurations. Comme dans l'amour physique où le désir constamment se rejoue, se relance, il faut, en somme, constamment remettre la table. Rien n'y est donc fixé une fois pour toutes, et tout y est à refaire - par plaisir recommencé plutôt que par châtiment sysiphéen -, à y redécouvrir, à y réinventer. Depuis ses définitions les plus instrumentales et bassement matérielles - << Table, se dit de plusieurs choses qui sont plates4 ... ,, -jusqu'à la grande variété de ses usages techniques, domestiques, juridiques, religieux, ludiques ou scientifiques, la table se donne d'abord comme un champ opératoire du dispars et du mobile, de l'hétérogène et de l'ouvert. Le point de vue anthropologique, si cher à Warburg, présente cet avantage méthodologique considé- rable de ne pas séparer la triviale manipulation des monstra (les foies de mouton divinatoires que l'on voit sur la première planche de son atlas Mnémosyn;) et la sublime élaboration des astra (les tableaux de Raphaël que Warburg reproduit sur d'autres planches, dont la dernièré). Comme, plus tard, Claude Lévi-Strauss refusera de séparer les menus gestes des «manières de table,, et les aspirations aux plus grandioses «systèmes du monde7 ,,, Il me semble significatif qu'Aby Warburg ait toujours échoué à fixer sa pensée lorsqu'il en tentait des tableaux « définitifs ,,, qu'il laissait en général vides ou incomplets8• Le projet du Bilderatlas, par son dispositif de table de montage indéfiniment modifiable- par l'entremise 251 des pinces mobiles avec lesquelles il accrochait ses images et de la succession des prises de vue photographiques par lesquelles il documentait chaq':le configuration obtenue -, lui permet- tait de toujours remettre en jeu, de multiplier, d'affiner ou de faire bifurquer ses intuitions relatives à la grande surdétermination des images. I.:atlas Mnémosyne fut donc l'appareil concret d'une pensée que Warburg lui-même a bien exprimée en conclusion d'un discours prononcé pour l'ouverture de l'Institut allemand d'histoire de l'art à Florence, en 1927 : «Si continua - coraggio ! - ricomiciamo la letturtl ! » Comme si (( lire ce qui n'a jamais été écrit » - expression cruciale de Walter Benjamin pour toute notion de lisibilité10 (Lesbarkeit) - exigeait la pratique d'une lecture toujours recommencée : la pratique d'une incessante relecture du monde. Percevoir les « rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies », comme Baudelaire l'écrit dans sa fameuse définition de l'imagination11 ? Cela ne va sans doute pas sans cette perpétuelle remise en jeu qui se voit, notamment, dans la planche 50-51 de l'adas Mnémosyne où Warburg, sur sa noire (( table de montage », aura disposé, à côté d'un tableau célèbre de Mantegna reproduit à une échelle très réduite, différents jeux de cartes reproduits comme autant de dignes « tableaux » (fig. 1). On y voit les Muses du Maitre des Tarots de Ferrare y voisiner avec le jeu populaire contemporain des Tarots de Marseille, avec ses figures bien connues, le Bateleur, l'Amoureux, la Roue de la Fortune ... Remettre en jeu, donc: rebattre et redistribuer les cartes - de l'histoire de l'art - sur une table quelconque. Et tirer de cette redistri- bution la faculté - que Baudelaire disait « quasi divine12 », mais je comprends mieux, à présent, qu'il voulait sans doute dire « quasi devine » ou « quasi divinatoire » -, bref, la faculté de relire les temps dans la disparité des images, dans le morcellement toujours reconduit du monde. Fig. 1 252 Battre et redistribuer les cartes, démonter et remonter l'ordre des images sur une table pour créer des configurations heuristiques<< quasi devines», c'est-à-dire capables d'entrevoir le travail du temps à l'œuvre dans le monde visible : telle serait la séquence opératoire de base pour toute pratique que je nommerai ici un atlas en référence à l'œuvre magistrale de Warburg. Or celui-ci aura, d'emblée, construit cette pratique à partir d'un recours explicite à l'archéologie: les foies divinatoires étrusques non loin des Leçons d'anatomie de Rembrandt, ou bien les sarcophages romains non loin du Déjeuner sur l'herbe de Manet13• Les perspectives « archéologiques » ouvertes depuis ce temps par Michel Foucault dans le domaine de l'histoire des sciences ne sont pas sans rapport, me semble-t-il, avec cette redistribution opérée par Aby Warburg dans le domaine de l'histoire de l' art14• Dans les deux cas sont battues en brèche les irrévocabilités de la valeur (l'« œuvre d'art )) critiquée par une image populaire, une carte à jouer ou un timbre-poste, le « discours de la science )) critiqué par des pratiques transversales, déviantes, politiques), les distri- butions du temps (où le point de vue archéologique démonte les certitudes chronologiques), enfin les unités de la représentation (puisque, dans les deux cas, c'est le « tableau classique » qui se verra bouleversé jusque dans ses fondements). On peut espérer, de cette connivence, tirer quelques enseignements de base pour une archéo- logie du savoir visueL li est frappant que Michel Foucault ait souvent « encadré » ses analyses épistémologiques par des « images )) stratégiques empruntées à l'histoire de la peinture et de la littérature. Comme l'Histoire de la folie commençait avec Les Régentes de Frans Hals, Les Mots et les choses, on s'en souvient, commencent avec Les Ménines de Diego Vel~uez : deux tableaux, donc, deux façons de signifier - et de donner à comprendre, à analyser -la puissance de la représentation à l'« âge classique », ainsi qu'aimait dire Foucault15• Mais cette archéologie n'avait de sens qu'à définir les lignes de fractures et les lignes de front d'un conflit structural d'où émergera cette« modernité)) qu'exemplifient, non plus des tableaux monumentaux fixant la dignité sociale des guildes bourgeoises et des cours royales, mais des séries d'images violentes dans lesquelles, au XIXC siècle, Francisco Goya explorera le domaine de « l'homme jeté dans la nuit )) à travers ses petites compositions sur les prisons et les asiles de fous, ses gravures des Disparates ou ses énigmatiques peintures de la Quinta del Sordo16• Là où, d'autre part, Cervantes ouvrait le chapitre des Mots et les choses consacré à la« repré- sentation classique17 », ce sera désormais chez un autre auteur hispanisant - mais dans une constellation où surgissent aussi les noms de Nietzsche, de Mallarmé, de Kafka, de Bataille ou de Blanchot18 - que Foucault situera le« lieu de naissance)) de sa propre entreprise archéologique et critique. Cet auteur est Jorge Luis Borges : « Ce livre [Lts Mots et les choses} a son lieu de naissance dans un texte de Borges. Dans le rire qui secoue à sa lecture toutes les familiarités de la pensée- de la nôtre : de celle qui a notre âge et notre géographie-, ébranlant toutes les surfaces ordonnées et tous les plans qui assagissent pour nous le foisonnement des êtres, faisant vaciller et inquiétant pour longtemps notre pratique millénaire du Même et de l'Autre. Ce texte cite "une certaine encyclopédie chinoise" où il est écrit que "les animaux se divisent en a) appar- tenant à l'Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes,/) fabuleux, g) chiens en liberté, uploads/Litterature/ vi-usages-et-variations-249-376-pdf.pdf

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