Revue des Études Grecques Athènes et l'Atlantide. Structure et signification d'
Revue des Études Grecques Athènes et l'Atlantide. Structure et signification d'un mythe platonicien Pierre Vidal-Naquet Citer ce document / Cite this document : Vidal-Naquet Pierre. Athènes et l'Atlantide. Structure et signification d'un mythe platonicien. In: Revue des Études Grecques, tome 77, fascicule 366-368, Juillet-décembre 1964. pp. 420-444; doi : https://doi.org/10.3406/reg.1964.3793 https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1964_num_77_366_3793 Fichier pdf généré le 18/04/2018 ATHENES ET L'ATLANTIDE STRUCTURE ET SIGNIFICATION D'UN MYTHE PLATONICIEN « II est plus facile », écrivait Harold Gherniss à propos du problème tant débattu depuis l'antiquité de l'Atlantide, « de faire sortir le Génie de la bouteille que de l'y faire rentrer » (1). Certes, mais quel est exactement le problème? (2). Au début du Timée et dans le dialogue inachevé du Crilias, Platon présente, sous la forme d'une tradition recueillie par Solon de la bouche des prêtres de la déesse Neith à Sais (Egypte), transmise par celui-ci à son parent Critias l'Ancien et recueillie enfin par Critias le Jeune, membre du corps des « trente tyrans » et oncle de Platon (3), les institutions, la géo- (1) American Journal of Philology, 1947, p. 251. (2) On trouvera une première esquisse de ces réflexions dans le livre que j'ai publié avec P. Lévèque : Clisthène VAthénien, Essai sur la représentation de Vespace et du temps dans la pensée politique grecque de la fin du VIe siècle à la mort de Platon (Annales Littéraires de l'Université de Besançon, vol. 65), Paris 1964, pp. 134-139. Je remercie vivement P. Lévêque de m'avoir autorisé à utiliser ici les résultats d'un travail commun. Cette étude a fait d'autre part l'objet d'une communication à l'Association pour l'encouragement des études grecques le 2 décembre 1963 : j'ai bénéficié à cette occasion des encouragements et des conseils de ces excellents connaisseurs du Timée et du Critias que sont J. Bollack et H. Wisman. Je remercie enfin mes contradicteurs et notamment H. Van Effenterre et R. Weil. (3) Cette transmission présente d'incontestables difficultés chronologiques, qui n'étaient d'ailleurs pas de nature à gêner particulièrement Platon. Certains interprètes en déduisent cependant que le Critias de Platon ne peut être le tyran, mais son grand-père, un troisième Critias intervenant dans le cheminement de la tradition. Je maintiens pour ma part l'interprétation traditionnelle ; en effet, un des autres personnages du dialogue, Hermocrate, est lui aussi un homme d'État bien connu de la fin du ve siècle (porte-parole de la résistance syracusaine dans Thucydide) et il est naturel de le voir dialoguer avec un homme politique athénien de sa génération. ATHÈNES ET L'ATLANTIDE 421 graphie politique et l'histoire de deux cités disparues depuis près de neuf mille ans, antérieures à la dernière des catastrophes (incendie généralisé ou déluge) qui se renouvellent périodiquement sur notre planète (4), l'Athènes primitive, et l'Atlantide. Pourquoi ce récit? Socrate et ses amis viennent de rappeler, de résumer les traits fondamentaux de la cité platonicienne, tels qu'ils sont exposés aux Livres II à V de la République: existence d'un corps de gardiens, hommes et femmes, séparé du reste de la population, communauté des femmes et des enfants, organisation rationnelle et secrète des unions sexuelles (5). Socrate explique alors qu'il veut voir fonctionner dans la réalité une cité ainsi conçue, l'insérer en somme dans le monde concret, celui des guerres, des négociations. L'insérer dans l'histoire, au sens que ce mot a pour nous? Certainement non, il s'agit plutôt de créer un de ces modèles mécaniques qu'aimait à imaginer Platon et qui lui permettaient de dramatiser un débat abstrait (6). Mais modèle, le combat entre l'Athènes primitive et l'Atlantide le sera en un autre sens. Tout paradigme suppose en effet, dans le langage platonicien, qu'il existe une structure commune entre le modelant et le modelé, entre la réalité et le mythe (7) ; ainsi, dans le Politique, le prince est défini à partir de l'image du tisserand, parce que le chef politique est un tisserand, un artisan qui travaille lui-même les yeux fixés sur le modèle divin. Les problèmes soulevés par les récits du Timèe et du Critias sont encore infiniment plus complexes. La Cité dont les fondements sont décrits dans la République est le paradigme qui inspire la constitution de l'Athènes primitive ; Vhistoire de l'Atlantide, de son empire et de la catastrophe finale dans laquelle elle s'abîme se détermine donc par rapport au point fixe que constitue la cité juste. Mais ce « conte des deux cités » est lui-même raccroché de la façon la plus étroite à la physique du Timèe. Platon le dit expressément : on ne peut aborder, comme le fait le Crilias, le récit détaillé de cette aventure humaine qu'une fois définie la place que tient l'homme dans cette nature que recons- (4) Timée, 22d sq. et 23e. (5) Timée, 17b-19b. (6) Cf. P. -M. Schuhl, La fabulation platonicienne, Paris 1947, pp. 75-108. (7) Cf. surtout V. Goldschmidt, Le paradigme dans la dialectique platonicienne, Paris 1947, notamment p. 81 sq. 422 P. VIDAL-NAQUET truit sous nos yeux le physiologue de Locres (8). La physique elle- même, parce que son objet appartient au monde du devenir, ne peut donner naissance qu'à un « mythe vraisemblable » (9) ; le narrateur ayant cependant contemplé comme le démiurge « l'être qui est toujours et qui n'a pas part au devenir » (το ôv άεί, γένεσιν δε ουκ έχον), celui qu'appréhende non «l'opinion jointe à la sensation» (δόξα μετ' αίσθήσεως), mais « l'intelligence accompagnée du raisonnement» (νόησις μετά λόγου) (10), bref ce qui est par excellence « le même », son récit n'en sera pas moins fondé en vérité, digne de la déesse dont on célèbre la fête (Athéna). Socrate pourra même le définir « comme une histoire vraie, non comme un conte fabriqué de toutes pièces » (μή πλασθέντα μΰθον άλλ' άληθινόν λόγον) (11). L'historien qui veut comprendre le mythe de l'Atlantide se trouve donc soumis à une triple obligation : il ne séparera pas les deux cités que Platon a si étroitement unies, il se référera constamment à la physique du Timée, et par là-même mettra en relation le mythe historique dont il cherche à déterminer la structure avec l'« idéalisme » platonicien. Ce n'est que dans la mesure où ce travail préalable aura été fait qu'une interprétation proprement historique pourra être dégagée (12). Si l'Athènes primitive est paradigme aux yeux de Platon, c'est l'Atlantide, à cause du caractère à la fois précis et romanesque du mythe, qui a, et de loin, le plus attiré l'attention (13). Dans l'Anti- (8) Timée, 27a b. (9) Ibid., 29d. (10) Ibid., 28a. (11) Ibid., 26e. (12) Un tel travail a rarement été tenté ou esquissé. On s'étonnera par exemple que ces problèmes soient à peine abordés dans les grands commentaires du Timée d'A.E. Taylor et de F. M. Cornford. Citons cependant pour l'effort qu'elle représente la dissertation d'E. Gegenschatz, Platons Atlantis, Zurich 1943. (13) La bibliographie de l'Athènes primitive est extraordinairement maigre. L'intéressante étude d'O. Broneer, « Plato's description of Early Athens and the Origin of Metageitnia », Hesperia, suppl. 8, 1949 (Mélanges T. L. Shear), pp. 47-59, est une exception, mais elle concerne surtout l'archéologue et l'historien des religions. La bibliographie récente du Critias, qu'on trouvera mentionnée par ATHÈNES ET L'ATLANTIDE 423 quité le récit du philosophe a été considéré tantôt comme un conte que, dès le ive siècle, Théopompe s'amusait à pasticher, remplaçant l'entretien entre Solon et les prêtres de Sais par un dialogue entre Silène et le roi Midas, l'Atlantide par la cité guerrière (Μάχιμος) et Athènes par la cité pieuse (Ευσεβής) (14), tantôt comme ouvrant la voie à une discussion géographique ; la philologie hellénistique facilitera ce genre de spéculations plus soucieuses de mots que de réalités ; du moins Strabon n'a-t-il pas de mal à railler la crédulité qu'avait montrée Posidonios et, rappelant un mot d'Aristote à propos d'Homère, à écrire que celui qui avait fabriqué ce continent était aussi celui qui l'avait détruit (15). Nous sommes moins bien renseignés sur les interprétations des philosophes, que nous ne connaissons guère que par le Commentaire du Timée de Proclus. Celui-ci notait, non sans profondeur, que le début du Timée déployait sous des images la théorie de l'Univers (τήν του κόσμου θεωρίαν) (16). Les interprétations de ses prédécesseurs et la sienne propre, pour absurdes qu'elles fussent parfois, avaient du moins le mérite, sans oser écarter les hypothèses réalistes, de ne pas séparer Athènes de l'Atlantide et de mettre systématiquement le mythe en rapport avec la physique du Timée (17). Mais, à ces philosophes, qui baignaient dans un milieu social et religieux profondément différent de celui qu'avait connu Platon, les aspects politiques de la pensée de l'Athénien échappaient totalement. Plus tard encore, un géographe chrétien fera de Solon... Salomon et accusera Platon d'avoir déformé un récit qui lui venait des « Oracles chaldéens » (18). H. Cherniss, Lustrum, IV, pp. 79-83, montre au contraire le déferlement des études sur l'Atlantide. (14) Fr. 75 in Jagoby, Fr. Gr. Hist. 115. II s'agit d'un extrait de la Meropia (autrement dit du conte de la condition humaine) de l'historien de Ghios. Il nous est uploads/Litterature/ vidal-naquet-athenes-et-l-atlantide-fr.pdf
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- Publié le Dec 02, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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