Anne-Marie Lecoq Poésie et peinture : le bouclier d'Achille In: Comptes rendus
Anne-Marie Lecoq Poésie et peinture : le bouclier d'Achille In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 148e année, N. 1, 2004. pp. 11- 42. Citer ce document / Cite this document : Lecoq Anne-Marie. Poésie et peinture : le bouclier d'Achille. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 148e année, N. 1, 2004. pp. 11-42. doi : 10.3406/crai.2004.22686 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_2004_num_148_1_22686 COMMUNICATION POÉSIE ET PEINTURE : LE BOUCLIER D'ACHILLE, PAR Mme ANNE-MARIE LECOQ Le récit de la fabrication des armes d'Achille par le dieu for geron Hephaistos au chant XVIII de Y Iliade est l'un des textes les plus mystérieux et les plus fascinants que nous ait légués l'Anti quité. A son intérêt intrinsèque s'ajoute le fait qu'il concerne à la fois ce que nous appelons aujourd'hui la « littérature » et les « arts plastiques ». La pièce maîtresse de l'armement du héros est en effet un bouclier décoré de multiples scènes figurées. L'intérêt de l'art des mots pour l'art des formes visibles semble ainsi dater de l'émergence même de la littérature européenne. Sur la face de bronze du bouclier Hephaistos façonne, comme on sait, un décor varié. Ce décor comprend deux sortes de repré sentations. Les unes, d'ordre cosmologique, sont évoquées au début et à la fin du récit. D'abord, Hephaistos figure la terre, le ciel, la mer, le soleil et la lune, « tous les signes dont le ciel se cou ronne », les constellations. Pour finir, « à l'extrême bord » du bouc lier, il met « le fleuve Océan » (dont le cercle, dans la conception dominante de la cosmologie grecque archaïque, entoure le disque terrestre). A l'intérieur de ce cadre, les représentations de diverses activités humaines vont sortir, l'une après l'autre, des mains du dieu. Voici d'abord, dans une ville en fête, des noces avec leur accompagnement de festins, de cortèges, de danses et de musique. Puis voici, dans la même ville, un débat judiciaire, consé cutif à un meurtre, devant le tribunal des anciens. Viennent ensuite, autour d'une autre ville, des épisodes de guerre : siège par deux armées, sortie des assiégés avec embuscade et razzia de troupeaux, et pour finir bataille rangée. A leur tour apparaissent les activités de la campagne, agricoles d'abord : les labours, les moissons, les vendanges, puis pastorales : la garde des bovins avec une attaque de fauves, le pacage des brebis. La dernière scène représente des jeunes gens des deux sexes exécutant une danse sous les yeux d'une foule rassemblée. 12 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS Détail particulièrement remarquable - et remarqué, au point d'avoir fait scandale - ce décor nous est présenté comme un décor animé, c'est-à-dire mouvant, parlant, sonore. La teneur des discours successifs des plaideurs au tribunal nous est révélée, comme le sont les débats des chefs de guerre devant la ville assiégée. On assiste aux étapes de l'embuscade. On sait que le jeune chanteur qui accompagne le travail des vendangeurs chante « d'une voix légère et fine », on entend mugir les vaches et bruire le fleuve près du pâturage. On voit la terre prendre une teinte foncée derrière le soc de la charrue, et se former et se défaire la ronde des danseurs. Chef-d'œuvre d'Homère et même de ' toute la littérature antique pour les uns, universellement admiré siècle après siècle et copié par de nombreux imitateurs, dont ' Virgile, le bouclier d'Achille a été pour les autres soit une espèce d'aérolithe tombé d'ailleurs et n'ayant rien à faire dans Ylliade, soit une coupable digression due à Homère lui-même, et de toutes façons, une invention invraisemblable, démontrant le manque de sérieux d'une activité, la poésie, que les philosophes, à l'instar de Platon, ont eu raison de bannir de leur république. D'innombrables commentaires, analyses et hypothèses ont été consacrés au bouclier, y compris, bien sûr, à l'Académie des Ins criptions. Les premières traces de cette activité remontent à l'époque hellénistique, et la réflexion continue aujourd'hui. Ce matin même, je n'en doute pas, sur l'un ou l'autre des cinq conti nents, de nouvelles lignes ont été écrites sur le bouclier d'Achille... Je prends donc place dans une très vaste cohorte. Mais c'est à un titre un peu différent de celui des hellénistes ou des spécialistes des études littéraires : au titre d'historienne de l'art et de ses théories. Jusqu'ici, il faut le dire, les historiens de l'art moderne n'ont pas manifesté beaucoup d'intérêt pour la question1. Pourtant le bouclier d'Achille a joué un rôle fonda- 1. On ne peut citer que la contribution de J. Pigeaud (dont les préoccupations ne sont pas celles de l'histoire de l'art proprement dite) : « Le bouclier d'Achille (Homère, Iliade, XVIII, 488-608) », Revue des Etudes grecques, 1. 101 (1988), p. 54-63 (repris dans L'art et le vivant, Paris, 1995, p. 21-28), et « Le bouclier d'Achille. Essai sur l'importance du livre de Jean Boivin », Ktèma. Civilisations de l'Orient, de la Grèce et de Rome antiques (Strasbourg), n° 20, 1995, p. 259-271. Plus récemment, M. T. Arizzoli s'est intéressée à la période néo-clas sique du bouclier dans la peinture et la sculpture et dans la critique d'art en France et en Italie : « Un'invenzione del Settecento neoclassico : lo scudo di Achille », Neoclassico (Trieste), 21 (2002), p. 5-24. Je la remercie d'avoir bien voulu me communiquer son étude. POÉSIE ET PEINTURE : LE BOUCLIER D'ACHILLE 13 mental dans la formation de la théorie d'origine antique, reprise et renforcée par l'Humanisme et le Classicisme, qui, jusqu'au xvme siècle, associait étroitement poésie et peinture et considér ait leurs buts et leurs moyens comme identiques. Mais tout aussi important a été le rôle du bouclier homérique dans la réfutation de cette même théorie. A partir de la seconde moitié du xvnie siècle, en effet, il a été dit que l'assimilation de la poésie et des arts plastiques résultait d'une erreur dans l'analyse de leurs caractéristiques respectives et que le passage sur le bouclier d'Achille, correctement lu, témoignait au contraire en faveur de leur profonde hétérogénéité - laquelle allait devenir, comme on sait, l'un des thèmes majeurs de la modernité dans le domaine esthétique. Or Homère est très peu présent dans l'ouvrage essent iel de Rensselaer W. Lee sur la théorie de Yut pictura poesis1 et le bouclier d'Achille en est tout à fait absent. Il suffit pourtant de citer Lessing, qui s'écrie, au milieu de la fameuse démonstration du Laocoon (publié en 1766 et dont le titre complet est : Laocoon ou des frontières [die Grenzen] de la peinture et de la poésie) : « Mais je semble vouloir oublier le bouclier, le bouclier d'Achille, ce tableau célèbre, à cause duquel principalement Homère a été autre fois regardé comme un maître en peinture »3. Assertion justifiée en note par une seule et unique référence, mais fondamentale : « Denys d'Halicarnasse, cité par Th. Gale dans les Opuscules mythol ogiques, p. 401 ». On trouve en effet dans les Opuscula mythologica, physica et ethica graece et latine, édités par Thomas Gale à Amsterdam en 1688, le texte grec et la traduction latine d'un traité sur La vie et la poésie d'Homère, longtemps attribué à Plutarque puis à d'autres (dont Denys d'Halicarnasse) et qu'on attribue aujour d'hui à un grammairien anonyme, sans doute de la fin du IIe siècle ou du IIIe siècle ap. J.-C. Le but du traité du Pseudo-Plutarque est de démontrer qu'Homère possédait tous les savoirs et toutes les sagesses et qu'il a constitué une source absolue, y compris pour 2. Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la peinture. xV-xvnf siècles (1967), trad. fr., Paris, 1991.' 3. Chap. XVIII ; trad. fr., Paris, 1990, p. 134. C'est moi qui souligne. 14 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS les philosophes. Le passage qui nous intéresse est situé à la fin du traité, avant la conclusion. Je le traduis d'après la dernière édition4 : « De plus, si quelqu'un déclare qu'Homère fut un maître de peinture, il ne se trompe aucunement car, comme l'a dit un de nos sages, "la poésie est une peinture parlante et la peinture est une poésie muette"5. Qui avant Homère ou qui mieux que lui a fait paraître devant notre imagination les dieux, les. hommes, les lieux et les actions diverses, et les a ornés par le charme des mots ? Il a peint par le moyen du langage toutes sortes d'animaux et en particulier les plus puissants : lions, ours, léopards, et en décrivant leurs formes et leurs dispositions et en établissant des comparaisons avec ce qui concerne l'homme, il a démontré les propriétés de chacun. Il a égale ment osé donner aux dieux des formes humaines. Héphaistos fabr iquant le bouclier d'Achille et ciselant dans l'or la terre, le ciel, la mer, et même la grandeur du soleil et la beauté de la lune, la foule des étoiles qui couronnent l'univers, des villes aux destins opposés et des créatures qui se meuvent et parlent : quel praticien en cette sorte d'art paraîtrait plus excellent uploads/Litterature/ anne-marie-lecoq.pdf
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- Publié le Jan 28, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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