L’impasse des études romanes diachroniques If the facts will not fit the theory

L’impasse des études romanes diachroniques If the facts will not fit the theory – let the theory go. Hercule Poirot 1. Terminologie Du moment que le latin écrit, le latin parlé et le protoroman sont diverses faces d’une seule et même langue, comme on l’admet généralement, il serait logique de leur donner un nom commun: «latin». Mais, dans la pratique, on oppose «latin» et «roman», «latiniste» et «romaniste», ainsi que, parallèlement, des méthodes, des écoles, des manuels distincts. Entre latinistes et romanistes règne, en plus, une méfiance réciproque, sur deux plans: (i) certains latinistes estiment pouvoir ren- dre systématiquement compte de la genèse des parlers romans à partir du latin écrit et empiètent de ce fait sur le terrain des romanistes; (ii) de leur côté, les ro- manistes, qui partent de données romanes et en explorent l’origine par la compa- raison des parlers romans, se méfient du latin écrit en tant que source de données, et à juste titre, puisqu’il appert de plus en plus que le latin écrit ne coïncide que partiellement, souvent de façon trompeuse, avec les reconstructions protoro- manes. On pourrait songer à appeler l’ensemble de ces domaines le «latino-roman». Pour ma part, je préfère appeler toutes les données antérieures aux parlers ro- mans, donc grosso modo antérieures à l’an mil, le «latin global», et les données postérieures, le «roman». Le latin global se divise selon la «dimension diamédia- le», en deux «médias», à savoir en latin «écrit» et «parlé», et, selon la «dimension diastylique», en deux «styles», à savoir en latin «classique» et «non classique»; le roman se divise en «parlers romans». À ce principe de classement se superpose le «protoroman», qui est la portion du latin parlé que prolonge le roman; le proto- roman est un fait de langue, à la différence du reste du latin global, qui, pour l’ob- servateur moderne, ressortit en première approximation à la parole. Selon cette terminologie, les romanistes sont des chercheurs qui se réfèrent aux concepts de latin global et de roman, mais qui se penchent plus particulièrement sur le latin parlé sous sa forme protoromane, ainsi que sur les parlers romans, qui en sont une forme évoluée et différenciée. Vox Romanica 66 (2007): 10-31 Open Access Download von der Narr Francke Attempto Verlag eLibrary am 31.03.2020 um 13:16 Uhr L’impasse des études romanes diachroniques 2. Méthodologie 2.1 Systématique du comparatisme historique roman Au niveau du roman, nous avons plusieurs ensembles, qui sont les parlers romans; le latin global,en revanche,ne constitue qu’un seul ensemble,à vrai dire complexe. Exprimés en unités linguistiques de première ou de seconde articulation, les rap- ports historiques entre le roman et le latin global consistent par conséquent en rap- ports entre une unité linguistique multiple [a1], [a2], etc. pour chacun des parlers romans, et une unité linguistique correspondante unique [A] pour le latin global, schématiquement: latin global [A] : roman [a1], [a2], etc. ou latin global [lat. écrit manus ~ protor. manum]: roman [it. mano], [fr. main], etc. La comparaison historique consiste à établir les liens diachroniques entre les uni- tés de même origine du roman, d’une part, et l’unité correspondante dans le latin global, d’autre part. En principe, soit les données du roman, soit celle du latin global sont en pre- mière instance inconnues. Et c’est à l’aide des critères du comparatisme, notam- ment du corpus de règles de correspondances phonético-sémantiques déjà éta- blies, qu’on peut déterminer la valeur des unités à découvrir. Lorsque l’unité connue est une forme du latin écrit et que les unités inconnues se situent en ro- man, la démarche est dite «descendante» (d); exemple (cf. 4.2.1): latin global [lat. écrit obstare ‘faire obstacle’] →d →roman [fr. ôter ‘enlever’] Lorsqu’au contraire l’unité connue est un ensemble de formes du roman, mais qu’elle n’a pas de pendant connu en latin écrit, la démarche est dite «ascendante» (a) et vise à reconstruire le protoroman; exemple: le parfait fort de dicere (selon Dardel 1958: 50s.), latin global [protor. dixi/dicisti] ←a ←roman [it. dissi/dicesti], [afr. dis/desis], etc. La démarche descendante et la démarche ascendante indiquent respectivement, dans deux directions opposées, à la fois le sens de l’évolution linguistique et celui de l’évolution chronologique. Par ailleurs, elles ne sont pas symétriques; plus pré- cisément, elles ne sont pas de même nature: la première est une application méca- nique des règles de correspondance déjà établies, la seconde, une démarche pas- sant par le filtre des critères, plutôt complexes, de la comparaison historique et ser- vant à découvrir ou reconstruire l’unité correspondante du protoroman. Dans la 11 Open Access Download von der Narr Francke Attempto Verlag eLibrary am 31.03.2020 um 13:16 Uhr Robert de Dardel 12 pratique des recherches,l’observateur procède dialectiquement,par tâtonnements ou par le procédé dit «trial and error», entre le latin global (niveau de [A]) et le ro- man (niveau de [a]). 2.2 Le cadre méthodologique Telle que je la conçois, avec quelques autres comparatistes, la description et l’ex- plication de la genèse des parlers romans procèdent par hypothèses et sont sou- mises à des contraintes méthodologiques strictes, consistant dans les deux étapes suivantes: – Étape 1: la reconstruction, par une démarche ascendante, du système de la pro- tolangue (le protoroman), au moyen de la grammaire comparée historique, techniquement à jour, comportant une analyse spatio-temporelle et, à chaque niveau temporel, une description synchronique des structures reconstruites, dont la succession pose les jalons et permet l’explication de l’évolution proto- linguistique. – Étape 2: le recours au latin écrit, classique ou non classique, en vue d’une con- frontation avec le protoroman, pour la confirmation ou l’infirmation des hypo- thèses et pour l’observation de relations diastyliques et diamédiales. Si cette étape, fondée sur des faits de parole, confirme ou infirme les résultats de la pre- mière étape, elle n’en prouve pas pour autant la justesse, d’où sa place secon- daire dans la hiérarchie. Le comparatiste doit se conformer à ce cadre, en tenant compte de tous les élé- ments dont il se compose. Il n’existe actuellement pas d’autre voie menant à une description adéquate du protoroman, ni, par conséquent, de la genèse des parlers romans.Toutefois, ce cadre n’est pas accepté par tous ceux qui s’occupent du latin global et du roman. De là, des résultats partiels, qui peuvent être utiles pour la poursuite des recherches, mais aussi des résultats différents de ceux obtenus conformément au cadre en question, dont certains sont des résultats faux, que condamnerait sans retour le principe lapidaire énoncé par Hercule Poirot (en exergue). Dans le présent essai, mon but n’est pas de fournir, selon mon habitude, des ré- sultats nouveaux relatifs au protoroman et à la genèse des parlers romans, mais de présenter, sur la base de données déjà publiées, une analyse de deux aspects mé- thodologiques antinomiques: (i) ma propre façon d’aborder l’étude diachronique romane, en conformité avec le cadre méthodologique (en 3, «Hypothèses confor- mes au cadre méthodologique»), et (ii) les approches déviantes, qui, ne retenant pas tous les critères du cadre ou s’en écartant, comportent le risque d’une impas- se (en 4, «Hypothèses non conformes au cadre méthodologique»). Un rapide coup d’œil sur la production scientifique dans le domaine de la gram- maire historique des langues romanes montre que, depuis quelques décennies, le Open Access Download von der Narr Francke Attempto Verlag eLibrary am 31.03.2020 um 13:16 Uhr L’impasse des études romanes diachroniques chercheur tend à quitter le terrain sûr des hypothèses conçues selon le cadre mé- thodologique et s’aventure de plus en plus sur le terrain glissant et improductif des hypothèses déviantes. Cette évolution me paraît tenir surtout à ce que le protoro- man ne figure plus, comme c’était le cas à l’origine, au centre des préoccupations des latinistes et romanistes diachroniciens, à ce que les chercheurs n’incluent plus dans leur programme les approches incontournables que sont la technique de la comparaison historique et les principes du structuralisme et finalement à ce que, par ricochet, la grammaire historique romane, dans la mesure où elle est tributai- re du protoroman, se trouve coincée dans une situation sans issue. Selon la thèse que je vais développer ici, la réactivation de l’analyse historique des parlers ro- mans restera bloquée, pour les besoins des études romanes diachroniques, aussi longtemps qu’une prise de conscience ne se produit pas. Pour une introduction méthodologique relativement récente au comparatisme roman, cf. Dardel (1996: ch.1). 3. Hypothèses conformes au cadre méthodologique 3.1 Les deux modèles On peut distinguer deux phases dans l’histoire des recherches sur la genèse des parlers romans: celle régie par le modèle de la «successivité» des parlers romans par rapport au latin écrit, donc par l’hypothèse d’un ordre chronologique {latin écrit →parlers romans}, et celle régie par le modèle de la «simultanéité» du pro- toroman et du latin écrit ou parlé, donc par l’hypothèse d’un ordre chronologique {{protoroman ~ latin écrit ou parlé} →parlers romans}. Dans la seconde de ces phases seulement, il est possible de respecter l’ordre des deux étapes de la re- cherche prévues en 2.2. 3.1.1 Le modèle de la successivité Comme les parlers romans ne se sont manifestés concrètement qu’avec l’appari- tion uploads/Litterature/ vox-200710010.pdf

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