Octave MIRBEAU Le Jardin des supplices (Éditions La Piterne, 2017) Préface de Y

Octave MIRBEAU Le Jardin des supplices (Éditions La Piterne, 2017) Préface de Yannick Lemarié Le Jardin des supplices : l’envers du décor Voilà une œuvre de Mirbeau qui a fait parler ! Souvent en mal : il suffit de regarder les couvertures des différentes éditions, notamment étrangères, pour comprendre que certains n’ont vu dans Le Jardin des supplices qu’une sorte de roman érotico-exotique, dans lequel le narrateur, un politicard de bas étage éloigné de Paris par un ministre de ses amis sous le prétexte d’une étude à Ceylan (aujourd’hui Sri Lanka), racontait, avec force détails, les goûts masochistes d’une femme, Clara, qu’il avait rencontrée par hasard au cours de son voyage. Le mauvais film tourné par Christian Gion et sorti sur les écrans au cours de l’année 1976 n’a pas arrangé cette réputation. Que d’erreurs de jugement en vérité ! Le Jardin des supplices1, ironiquement dédié « Aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes, qui éduquent, dirigent, gouvernent les hommes », est avant tout une œuvre transgressive où Mirbeau réussit une nouvelle fois à déconstruire le roman traditionnel tout en insufflant une critique féroce d’une société française minée par la violence sociale, le nationalisme et les affaires : scandale des décorations (1887), scandale du Panama (1893), affaire Dreyfus (1894) pour ne retenir que les désordres les plus réputés. 1. Un romantage Même s’il avait pris ses distances avec le naturalisme dont il fut un des premiers compagnons, au point d’apparaître parmi les convives du célèbre dîner chez Trapp offert le 16 avril 1877 aux maîtres Flaubert, Zola et Goncourt, Octave Mirbeau n’avait pas encore totalement rompu avec la structure traditionnelle du roman réaliste. Sans doute, avait-il déjà fait des tentatives dans ses romans précédents, notamment avec L’Abbé Jules, mais il obéissait encore à une forme romanesque largement établie par les écoles hugolienne et balzacienne. Le Jardin des supplices est la première occasion pour l’écrivain d’éprouver une technique littéraire dont il fera sa marque de fabrique et qu’on pourrait nommer, faute de mieux, un romantage, c’est-à-dire un roman constitué, en partie, de morceaux qui lui préexistent et remontés de telle sorte qu’ils forment un nouvel ensemble. Qu’on en juge ! La première partie de l’œuvre, baptisée « Frontispice », a été conçue à partir d’extraits de « L'École de l'assassinat », paru dans Le Figaro du 23 juin 1889, de « La Loi du meurtre », paru dans L'Écho de Paris du 24 mai 1892, de « Divagations sur le meurtre », paru dans Le Journal le 31 mai 1896, et d’« Après dîner », paru dans le grand quotidien dreyfusiste, L'Aurore, du 29 août 1898. Rédigé par un narrateur anonyme, le texte se présente comme une conversation de 1 Les informations essentielles sur Le Jardin des supplices se retrouvent dans Yannick Lemarié et Pierre Michel, Dictionnaire Octave Mirbeau, L’Âge d’homme/Société Octave Mirbeau, 2011. fin de repas au cours de laquelle chacun est amené à donner sa propre conception du meurtre. Un récit amenant un autre récit, un « homme à la figure ravagée » prend à son tour la parole pour mettre à la connaissance de ses interlocuteurs, « une partie de sa vie », dont la relation constituera la deuxième partie dédoublée de l’œuvre. « En mission » : tel est le titre d’un premier groupement de huit chapitres. Là encore, Mirbeau utilise un texte déjà publié ailleurs : en effet, si une première ébauche de cet ensemble a paru en trois livraisons dans les colonnes de L'Écho de Paris durant le mois de septembre 1893, une seconde mouture, proche de la version définitive, a été proposée par Le Gaulois, sous forme de neuf feuilletons étalés du 11 juillet au 30 décembre 1895. Il s’agit, pour le narrateur-délégué, d’évoquer les raisons de son départ vers Ceylan et sa rencontre fortuite avec « une Ève des paradis merveilleux, fleur elle-même, fleur d’ivresse et fruit savoureux de l’éternel désir », autrement dit l’Anglaise Clara. L’arrivée sur « l’île resplendissante » forme la dernière des trois parties du romantage et l’ultime reprise d’un fragment antérieur, pré-publié dans Le Journal d’abord, en six livraisons du 14 février au 4 avril 1897, puis en six feuilletons, du 3 avril au 19 juin 1898. Sans craindre la répétition, voire la confusion, l’écrivain lui donne le titre de « Jardin des supplices », d’autant plus facilement qu’il se concentre sur la visite par le couple d’un jardin où des bourreaux particulièrement cruels torturent des prisonniers, allant jusqu’à exposer leur talent devant des visiteurs conquis. Pour être complet, il faudrait signaler, en sus de tous les textes déjà cités, un ensemble de chroniques, contes, emprunts que l’écrivain a introduits, avec une telle liberté textuelle, qu’il semble être guidé par son seul plaisir. D’ailleurs, il y a dans cette façon de procéder une jouissance qui ne manque pas de faire penser à Clara. De fait, à l’instar de la jeune Anglaise qui laisse libre cours à ses pulsions destructrices devant les chairs pantelantes des torturés, Octave n’hésite pas à déconstruire, déstructurer, désarticuler le roman naturaliste pour en chanter la mort, tout en éprouvant, littérairement, une délectation à casser le personnage balzacien, afin de lui rendre son opacité, un mystère existentiel. 2. Une anti-encyclopédie2 Le jeu de construction auquel se livre Mirbeau, selon une technique en trois temps – démontage, montage, remontage – n’a rien de futile, car il lui permet de se débarrasser des lois de la causalité et d’aller au plus près de la vérité chaotique d’une existence. Le Jardin des supplices est le vrai roman d’un d’apprentissage ou, pour reprendre le mot allemand un Bildungsroman. « L’homme au visage ravagé » est-il un simple voyageur ? Un citoyen déçu par la vie politique et bien décidé à fuir l’air nauséabond de la capitale française et des cabinets ministériels ? Un amateur de sensations fortes ? Tout cela, sans doute, mais il est surtout, poussé par les circonstances et sous la férule de Clara, un élève qui profite de son périple pour découvrir des réalités qui lui étaient jusque là inconnues. Certes, le narrateur ne raconte pas l’entièreté de sa vie, mais, fidèle aux caractéristiques du héros du roman d’apprentissage, il se confronte à un monde dont il ignore tout, dessine un parcours moral et intellectuel, descend dans les mystères de son propre inconscient, participe in fine à l’éducation de ses lecteurs. De même que L’Abbé Jules se présentait comme une anti-bible, 2 Je renvoie, pour plus de compléments, à mon article : « Le Jardin des supplices : une anti-encyclopédie », Cahiers Octave Mirbeau, n° 21, 2014, pp. 82-95. Le Jardin des supplices se présente comme une encyclopédie ou, plus exactement, une anti- encyclopédie. L’encyclopédie prend de l’ampleur durant les XVIIIe et XIXe siècles, car les circonstances se prêtent à un tel emballement : en effet, grâce à l’école, le lectorat ne cesse de s’élargir dans des proportions inconnues jusque là, les écrits – à travers la production littéraire ou la presse – prolifèrent, les sciences suscitent un surcroît d’intérêt, les sociétés savantes éprouvent un besoin irrépressible de classer le réel et, the last but not the least, le bourgeois demande à disposer de livres dont le contenu ramasse l’ensemble des savoirs intellectuels et pratiques. Outil à la fois cognitif et classificatoire, littéraire et scientifique, fictionnel et informatif, le discours encyclopédique trouve par ailleurs avec le roman réaliste (et sa manie de la liste) une nouvelle expression qu’il peut coloniser, sans abdiquer pour autant sa prétention première. Certes, le discours encyclopédique est protéiforme et il est parfois difficile de trouver des constantes entre les œuvres de Rabelais, de Diderot/d’Alembert, de Flaubert, de Goethe ou de Zola. Mais, au-delà des variantes dues au genre littéraire privilégié, à l’époque ou à la personnalité de l’écrivain, force est de reconnaître une ambition commune : recourir aux mots pour, conjointement, offrir, selon la formule de Barthes, « un compendium de savoir » et opérer un travail d’élucidation voire de critique des connaissances. S’il est vrai que, a priori, Mirbeau ne saurait s’inscrire dans une telle tradition, notamment parce qu’il fustigeait volontiers le savoir officiel et l’éducation des pères, il reste qu’il ne peut s’empêcher de faire œuvre d’éducation. Il cherche à transmettre un savoir, quand bien même ce dernier serait l’envers d’un savoir officiel et ressemblerait à un magasin des horreurs. C’est la raison pour laquelle il convoque, dans « En mission », un arc de savants, une assemblée qui ose s’aventurer sur les chemins escarpés de la connaissance et défier les interdits de son époque : « des moralistes, des poètes, des philosophes, des médecins », auxquels il ajoute, au gré des répliques, un « membre de l’Académie des sciences morales et politiques », « un savant darwinien » (p. 166), « un philosophe aimable et verbeux, dont les leçons en Sorbonne, attirent chaque semaine un public choisi », « un jeune homme ». Mirbeau va plus loin en reprenant à son compte les attitudes et les méthodes de travail des encyclopédistes : voyager pour asseoir ses connaissances, uploads/Litterature/ yannick-lemarie-preface-du-quot-jardin-des-supplices-quot.pdf

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