Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? Michel Callon et Bruno Latour « Criblera
Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? Michel Callon et Bruno Latour « Cribleras-tu sa peau de dards, piqueras-tu sa tête avec le harpon, Pose seulement la main sur lui : au souvenir de la lutte tu ne recommenceras plus ! Il devient féroce quand on l’éveille, Nul ne peut lui résister en face » Job, 40-25 Soit une multitude d’hommes égaux et égoïstes qui vivent sans aucun droit dans un état de nature impitoyable que l’on décrit comme « la guerre de chacun contre chacun1 ; comment mettre fin à cet état ? Chacun connaît la réponse proposée par Hobbes : par un contrat que chaque homme passe avec chaque autre et qui donne le droit de parler au nom de tous à un homme, ou à un groupe d’hommes, qui ne sont liés à aucun autre. Ils deviennent « l’acteur » dont la multitude liée par contrat sont les « auteurs »2. Ainsi « autorisé »3, le souverain devient la personne qui dit ce que sont, ce que veulent et ce que valent les autres, le comptable de toutes les dettes, le garant de tous les droits, l’enregistreur des cadastres de propriété, le mesureur suprême des rangs, des opinions, des jugements et de la monnaie. Bref, le souverain devient ce Léviathan : « ce dieu mortel auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection »4. 5 1. [Hobbes, 1651 [1971]], p. 124. Toutes les citations se rapportent à cette édition. 2. Ibid, p. 163, ch. XVI 3. Ibid, p. 166, ch. XVI 4. Ibid, p. 178, ch. XVII TextesFondateurs.qxp 15/09/06 14:32 Page 5 Intéressante pour la philosophie politique, la solution de Hobbes est capitale pour la sociologie, car elle formule pour la première fois en toute clarté la relation des microacteurs et des macroacteurs. Pour Hobbes, en effet, il n’y a pas de différence de niveau ou de taille entre les microacteurs et le Léviathan, qui ne résulte d’une transaction. La multitude, dit Hobbes, est à la fois, la Forme et la Matière du corps politique ; la construction de ce corps artificiel est calculée de telle sorte que le souverain absolu ne soit rien que la somme des volontés de la multitude. Même si l’expression « un Léviathan » passe pour un synonyme de « monstre totalitaire », le souverain chez Hobbes ne dit rien de son propre chef. Il ne dit rien sans avoir été autorisé par la multitude dont il est le porte-parole, le porte-masque5 ou encore l’ampli- ficateur. Le souverain n’est, ni par nature ni par fonction, au dessus du peuple, ou plus haut, ou plus grand, ou d’une matière différente : il est ce peuple même dans un autre état – comme on dit un état gazeux ou solide. L’importance de ce point nous parait capitale et nous voudrions dans cet article en tirer toutes les conséquences6. Hobbes affirme qu’il n’y a pas de différence entre les acteurs qui soient donnée par nature. Toutes les différences de niveau, de taille, d’envergure, sont le résultat d’une bataille ou d’une négociation. On ne peut pas distinguer les macroacteurs (institutions, organisations, classes sociales, partis, états) et les microacteurs (individus, groupes, familles) en fonction de leur dimension, puisqu’ils ont tous, pourrait-on dire, la « même taille », ou plutôt puisque la taille est le premier résultat et le premier enjeu pour lequel on se bat. La question pour Hobbes et pour nous n’est pas de classer les macro et les microacteurs ou de réconcilier ce que l’on sait des premiers avec ce que l’on sait des seconds, mais de reposer à nouveau cette vieille question : comment un microacteur obtient-il d’être un macroacteur ? Comment des hommes peuvent-ils agir « comme un seul homme » ? Certes, l’originalité du problème posé par Hobbes est en partie caché par la solution qu’il en donne, le contrat social, dont l’histoire, l’anthropologie et maintenant l’éthologie démontrent l’impossibilité. Mais le contrat n’est qu’un cas particulier d’un phénomène plus général, celui de la traduction7. Par traduction on entend l’ensemble des négociations, des intrigues, des actes de persuasion, des calculs, des violences8 grâce à quoi un acteur Textes fondateurs de la Sociologie de la traduction 6 5. Ibid, p. 161, ch. XVI 6. Remerciements : Nous remercions spécialement John Law, Shirley Strum, Karin Knorr, Lucien Karpik et Luc Boltanski pour leurs judicieuses critiques auxquelles nous n’avons su que partiellement répondre. 7. Ce concept a été développé par Michel Serres, [Serres, 1974] ; il a été appliqué ensuite à la sociologie par Michel Callon, [Callon, 1975]. 8. Même la victime sacrificielle de René Girard [Girard, 1978] n’est rien d’autre qu’une forme plus cruelle et plus solennelle de contrat et qu’un cas particulier de traduction ; elle ne saurait donc être considérée comme le fondement des autres formes de traduction. TextesFondateurs.qxp 15/09/06 14:32 Page 6 ou une force se permet ou se fait attribuer l’autorité de parler ou d’agir au nom d’un autre acteur ou d’une autre force9 : « vos intérêts sont les nôtres », « fais ce que je veux », « vous ne pouvez réussir sans passer par moi ». Dès qu’un acteur dit « nous », voici qu’il traduit d’autres acteurs en une seule volonté dont il devient l’âme ou le porte-parole. Il se met à agir pour plusieurs et non pour un seul. Il gagne de la force. Il grandit. Ce que le contrat social montre en termes juridiques, à l’origine de la société et une fois pour toutes dans une cérémonie par tout ou rien, les opérations de traduction le démontrent empirique- ment, de façon réversible, tous les jours dans les négociations multiples et parcellaires qui élaborent peu à peu le corps social. Il suffit de remplacer le contrat par les opéra- tions de traduction pour voir grandir le Léviathan et rendre ainsi à la solution de Hobbes toute son originalité. Le but de cet article est de montrer ce que devient la sociologie si l’on maintient l’hypothèse centrale de Hobbes – une fois le contrat remplacé par la loi générale de la traduction. Comment décrire la société en prenant la construction des différences de taille entre micro et macroacteurs comme l’objet de l’analyse ? Une façon de ne pas comprendre la contrainte de méthode que nous voudrions imposer à la description du Léviathan serait d’opposer les « individus » aux « institutions » et de supposer que les premiers ressortissent à la psychologie et les seconds à l’histoire sociale10. Il y a bien sûr des macroacteurs et des microacteurs, mais cette différence est obtenue par des rapports de force et la construction de réseaux qui échappent à l’analyse si l’on suppose a priori que les acteurs sont plus grands ou d’une essence supérieure au micro- acteurs. Ces rapports de force et ces opérations de traduction réapparaissent en pleine lumière dès qu’on fait avec Hobbes cette étrange supposition de l’isomorphie de tous les acteurs11. L’isomorphisme ne signifie pas que tous les acteurs ont la même taille mais qu’elle ne peut être décidé a priori puisqu’elle est le résultat de longs combats. La meilleure façon de comprendre la notion d’isomorphisme est de considérer les acteurs comme des réseaux. Deux réseaux peuvent avoir la même forme même si l’un d’entre Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? – Michel Callon et Bruno Latour 7 9. Le mot acteur doit être pris dans sa signification sémiotique donnée par Greimas, A., [Greimas et Courtès, 1979]. Selon lui, l’acteur correspond à toute unité discursive investie par des rôles qui peuvent être multiples et évolutifs. Comme la notion de force, celle d’acteur n’est pas limitée à l’univers humain. 10. Cf. la critique dévastatrice de la psychanalyse fait par G. Deleuze et F. Guattari, [Deleuze et Guattari, 1972]. Pour ces auteurs, il n’y a pas de différence de taille entre les rêves d’un enfant et l’empire d’un conquérant, entre le roman familial d’un individu et une tragédie politique nationale. L’inconscient n’a rien d’individuel et nos rêves les plus intimes se meuvent dans un espace qui couvre l’ensemble du territoire social. 11. Sur ce point comme sur de nombreux autres, C.B. Macpherson [Macpherson, 1971] n’a pas vu l’originalité de Hobbes. Contrairement à ce qu’il soutient le marxisme ne fournit pas la clé de la théorie de Hobbes ; c’est plutôt l’inverse qui est vrai. TextesFondateurs.qxp 15/09/06 14:32 Page 7 eux reste local tandis que l’autre s’étend à travers tout un pays, de la même façon que le souverain est une personne comme les autres en même temps que l’émanation person- nifiée de ceux-ci. Le bureau du financier n’est pas plus grand que la boutique du cordonnier, ni son cerveau, ni sa culture, ni son univers, ni le réseau de ses amis ; le premier n’est qu’un homme, le second comme on dit est un grand homme. Trop souvent les sociologues, comme les hommes politiques et les simples citoyens changent leur grille d’analyse selon qu’ils abordent un macroacteur ou un microacteur, le Léviathan ou une interaction sociale. Ce faisant, ils entérinent les rapports de force, ils donnent le uploads/Litterature/ 1981-le-grand-leviathan-s-x27-apprivoise-t-il.pdf
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- Publié le Apv 28, 2021
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