UN POÈTE DEVANT HEIDEGGER Michel Deguy Éditions de Minuit | « Critique » 2009/4
UN POÈTE DEVANT HEIDEGGER Michel Deguy Éditions de Minuit | « Critique » 2009/4 n° 743 | pages 276 à 296 ISSN 0011-1600 ISBN 9782707320780 DOI 10.3917/criti.743.0276 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-critique-2009-4-page-276.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de Minuit. © Éditions de Minuit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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L’occasion de distinguer maintenant, et, comme je l’ai formulé ailleurs, à la fois fidèlement et palinodiquement, ce que j’ai appris, cru comprendre, qui m’accompagna dans l’expérience que le terme de poésie allègue ; et ce que je délaisse, contourne, ou refuse. Est-elle « la pensée de ce temps » ? Ou déjà, comme les immenses pensées dans la bibliothèque (Augustin, Pascal, Spinoza, Nietzsche, cent autres) rentre-t-elle dans le fonds du mémorable, du pensable (zu-denkende 2) – sans plus couler torrentielle comme le grand fleuve où on se plonge chaque jour aujourd’hui, deux ou cent fois, lui le même, nous les nageurs fatigables... Je voussoie un instant Élisabeth Rigal. Élisabeth, je ne vais pas vous répondre point par point. Je trouve vos ques- tions complètement pertinentes et intéressantes ; et chacune mérite une réponse minutieuse, ajustée. D’autant plus opportunes, relevantes et challengeantes (tiens ! je parle fran- glais !) « pour moi », que je n’ai eu droit, du côté de la lecture et de la critique, depuis plusieurs années, plusieurs livres, à aucune attention sérieuse. Je vois par exemple que vous avez lu, et interrogez, Le Sens de la visite (paru chez Stock en 2005) qui n’avait fait l’objet que d’une petite note encadrée dans le Magazine littéraire qui me concédait un talent « amusant ». Passons. Ne passons pas. Je vous réponds. Et, point par 1. Je ne recours pas à cette notion approximative, mais d’usage tellement courant, imposé, sans une suspicion intense, presque un dégoût. Mais enfin... Au moins en ceci : ce qu’il s’agissait de faire- passer, qui cherche à passer, qui ne passera peut-être pas, en tout cas pas tel quel... à des contemporains en « espérance de vie » intéresse deux ou trois générations par siècle. 2. Çà et là, je cite en allemand des emplois heideggériens. © Éditions de Minuit | Téléchargé le 26/10/2022 sur www.cairn.info via Université de Montréal (IP: 132.204.9.239) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 26/10/2022 sur www.cairn.info via Université de Montréal (IP: 132.204.9.239) point, va vous répondre, je prends plaisir extrême à l’annon- cer, l’étude de Martin Rueff en 2009 chez Hermann 3. En attendant, je me rapporte à l’ensemble de votre intérêt ; je réponds dans et de et par l’ensemble. Aussi userai-je, ne pourrai-je pas ne pas user, de simplification. Il me faut l’assu- mer : dans une vue d’ensemble rétroactive et prospective, « en première personne », c’est-à-dire fatalement et restrictivement autobiographique, en « histoire de mes pensées ». Dans un article récent, Didier Franck 4 part (et parle) du « deuxième » Heidegger, celui qui, reconnaissant explicite- ment l’échec de Sein und Zeit, commença « d’entrevoir un domaine jusqu’ici soustrait à la pensée, le domaine encore inexpérimenté de la vérité de l’être – et non seulement de l’étant » (p. 59). De ce « tournant » (Kehre) de la pensée quit- tant l’analyse des existentiaux (c’est-à-dire de ce que préci- sément notre existence de jeunes adultes recevait avidement en pensée pour se comprendre – et, ne l’oublions pas, dans le différend avec l’existentialisme 5 ; de ce tournant qui se tournait dans l’élément de la langue, « tautologiquement » comme on s’en étonnait aussitôt en marge des formules fameuses (die Welt weltet, ou dis Sprache spricht, tellement tautologiques qu’aucune traduction ne semblait pouvoir les sortir du langage de leur langue, l’allemand), et qui se met- tait en chemin (unterwegs) vers l’Ereignis (l’appropriation), je ne pars pas. La deuxième partie de l’œuvre fait chambre à part, pensoir à part, peut-être parce qu’elle tente néologi- quement un nouveau dire en lui-même autrement poétique que tout poème jamais publié. À moins que, plutôt, vu depuis l’autre côté (l’autre « mont séparé ») : la poésie ne s’occupe pas à penser, pris absolument, mais à penser-à : une pensée phénoméno-logique qui s’écrase sur le monde et s’en retire, ou recule, avec des secrets éclairants, des « illu- minations » réservées. Quant au mouvement que le verbe « se détourner lente- 3. « Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capi- talisme culturel ». 4. « Le séjour du corps », Les Temps Modernes, no 650 (numéro spécial consacré à Heidegger), paru en octobre 2008. 5. Comme par hasard : Sartre rejetait la poésie ; Heidegger s’appuyait sur elle. 277 U N P O È T E D E V A N T H E I D E G G E R © Éditions de Minuit | Téléchargé le 26/10/2022 sur www.cairn.info via Université de Montréal (IP: 132.204.9.239) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 26/10/2022 sur www.cairn.info via Université de Montréal (IP: 132.204.9.239) ment » suggère et qui pourrait caractériser mon assiduité depuis le temps (éloigné) où je contribuais à l’effort de tra- duire Heidegger 6, je dois en convenir d’emblée : ce qui est en jeu ici est un mode du croire, dans la région de la confiance, et la confiance a changé de régime. L’élan qui nous porte vers une œuvre de vérité, nous atta- chant à son approfondissement, nous faisant espérer son développement et notre propre intelligence de celui-ci, sous son influence aimée, est celui de la croyance. Cette croyance – en son énonciateur – qui ne se confond nullement avec celle du croire pris absolument, c’est-à-dire religieusement et pieu- sement – est l’éther de la pensée – comme Descartes en fait l’épreuve au commencement de ses Méditations. Aucun « che- min »,aucunpas,aucune« méthode »neprocèdesilaméfiance et l’incrédulité font le vide, asphyxiant la démarche. Or à quoi faisait confiance, à quel ton, l’anticipation de la « réception » qui accueillit, accueillait, et accueille la fécondité de son audace ? Jusqu’à aujourd’hui, deux siècles après sa nais- sance, c’est celui de l’annonce à nos oreilles où résonne tel ou tel titre – par exemple « la dévastation et l’attente » 7 ; ou à ce style des objurgations des années trente : « Jusques à quand, Allemands, resterez-vous sourds à Hölderlin ? ! » Or la réponse fut : toujours et pour toujours. Le ton, ramené au « familier » qu’en percevait « en général » les contemporains, aura été celui d’une espérance : « Seul un dieu peut nous sauver » – qui ne passe pas pour un trait d’humour, ou de lucidité indirecte sur la damnation (ce que pourtant la formule peut receler). On (oui, « on ») se tournait vers cette pensée comme vers une ressource, une « contrée énorme où tout se tait » (Apolli- naire) encore, disais-je pour citer un poète, une « future vigueur » (Rimbaud) ; un retour amont – puisque c’est ainsi que l’entendit René Char. Comme si l’humanité (Dasein et Volk) pouvait peut-être, à force d’endurance patiente en Gelassenheit 8, s’en remettre, ou être remise, à une autre 6. Voir Approche de Hölderlin, Paris, Gallimard (constamment réimprimé, et encore en septembre 2008). 7. Paris, Gallimard, collection « L’Infini », 2005. 8. En traductions courantes : Être-là ; peuple ; sérénité. Et je n’omets pas que le livre d’hommage à Jean Beaufret s’appela L’Endu- rance de la pensée. 278 C R I T I Q U E © Éditions de Minuit | Téléchargé le 26/10/2022 sur www.cairn.info via Université de Montréal (IP: 132.204.9.239) © Éditions de Minuit | Téléchargé le 26/10/2022 sur www.cairn.info via Université de Montréal (IP: 132.204.9.239) échéance, qu’à celle du déchaînement de la destruction, que la déconstruction n’empêche ni ne retarde. Les termes d’appropriation, ou réappropriation, entretenaient encore ce que la dilection de l’authentique pouvait « faire espérer » au uploads/Litterature/criti-743-0276.pdf
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- Publié le Fev 26, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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