Jean-Paul Brighelli La Fabrique du Crétin La mort programmée de l’école Préface

Jean-Paul Brighelli La Fabrique du Crétin La mort programmée de l’école Préface de Bernard Lecherbonnier Gallimard « Les idiots ne sont pas ceux qu’on croit. » MALRICK T. MASCHINO Voulez-vous vraiment des enfants idiots ? Hachette, 1984. PRÉFACE Crétin ! « Crétin ! »… J’ai toujours aimé cette invective – à peine une insulte – définitive et affectueuse. Oui, affectueuse. Le crétin, c’était autrefois l’idiot du village, l’innocent. Les écrivains en ont fait un type : le dos voûté, le regard fuyant, un chien en maraude. À l’époque où j’étais élève de khâgne, au lycée Condorcet, le crétin se révélait en pleine lumière à l’occasion de la terrible épreuve de thème latin. Le crétin commençait à moins trente. J’ai vu ainsi l’un de mes excellents camarades, aujourd’hui journaliste fort réputé, plonger dans les profondeurs inexplorées du moins soixante-huit. Un crétin hors pair. De nos jours, ce mot est un peu oublié. Merci donc à Jean-Paul Brighelli de l’avoir ressuscité, d’avoir intitulé son livre La Fabrique du Crétin. À première vue, à première lecture, j’ai naturellement commis le faux pas, le contresens attendu. J’ai cru que Jean- Paul Brighelli nous expliquerait que l’école est devenue une fabrique de crétins. Rapidement, j’ai corrigé mon erreur de lecture. Le Crétin dont il s’agit n’est pas le produit de la fabrique, mais son ingénieur, son directeur, son patron. Je m’y retrouve mieux ainsi, je l’avoue. Mais qu’est-ce donc qu’un crétin aujourd’hui ? Il y a de moins en moins de villages, donc de moins en moins d’idiots du village. Il n’y a plus de thèmes latins, par conséquent on manque cruellement de crétins abyssaux. En bon citoyen, je me suis tourné vers le discours présidentiel où l’on trouve souvent des perles. Et je n’ai pas été déçu. Juste avant de rencontrer le Premier ministre britannique autour d’un triste saumon en papillote, le chef de l’État français se plaignit de devoir supporter une heure durant « ce crétin de Tony Blair », qualifié tout aussitôt de « con prétentieux ». J’étais sauvé. M’était soudain fournie une définition moderne, actuelle, efficace du crétin. Il suffit ensuite de la décliner sur le mode scolaire. Exercice trop facile pour que j’y fasse perdre le temps de mon lecteur. Une seule constatation : le crétin en chef demeure de moins en moins longtemps en selle sur son cheval de rodéo. Ce qui n’est pas encore le cas du crétin de bureau, de fait le plus dangereux. Ce que je reproche au crétin grenellien, quel que soit son niveau de responsabilité, d’irresponsabilité, ce n’est pas son ambition. Chacun a le droit de la placer où il le souhaite. Ce n’est pas non plus le scoutisme un peu ballot qui lui sert en général de philosophie. Ce que je lui reproche, c’est d’avoir cassé le formidable ascenseur social qu’était l’école de la République. Moi, fils de facteur, j’ai autorité à le dire, à le proclamer… Sans l’école républicaine, celle de l’égalité des chances, je serais encore, comme mes aïeux, au cul des vaches. Certes c’était dur, l’école, le collège, le lycée des années 60. Les petits-bourgeois ne nous faisaient pas de cadeau. Mais une fois qu’on avait franchi la porte de l’établissement, une fois qu’on avait pris ses marques sur l’impitoyable terrain de la compétition scolaire, des examens et des concours, on se sentait enfin à égalité avec les rejetons des classes sociales supérieures. Et pour nous, c’était une question de survie. Tu tombais, tu ne redoublais pas, tu te retrouvais apprenti boucher. Depuis lors, le Crétin, sous le fallacieux prétexte de la démocratisation, a de fait créé une école à deux vitesses. Celle des beaux quartiers, avec ses établissements privés et ses lycées de centre-ville, celle des bestiaux pour les autres. On en est revenu aux principes de l’école coloniale. À l’apartheid social et culturel. D’un côté ceux qui sentent bon, auxquels on distribue les morceaux choisis… De l’autre ceux qui sentent mauvais, voués à la soupe populaire. Chaque année on invente à l’intention du ghetto un nouveau gadget. Cette année, la « discrimination positive ». Sans doute, l’année prochaine, sera-ce un Bac Sport et Religion… Apartheid social. Pédagogie coloniale. Je sais que je n’ai pas été compris lorsque, dans un récent livre, j’ai rapproché les objectifs de l’école actuelle de ceux qui guidaient l’école coloniale. Qu’on me pardonne ici d’apporter quelques précisions utiles. Les débats sur l’école coloniale sont aisément accessibles : ils forment la matière du Bulletin de renseignement des Indigènes de l’Académie d’Alger, publié à partir de 1893, diffuse auprès des instituteurs, des inspecteurs et du Rectorat. Indigènophobes et indigénophiles s’y opposent. Les premiers regrettent qu’on prodigue l’enseignement, notamment l’apprentissage du français, aux indigènes : « La langue française, bien loin de nous faire aimer des populations indigènes, leur fournit les plus fortes raisons de nous haïr. Notre langue n’est pas un instrument à mettre entre les mains des populations que l’on veut gouverner sans leur consentement. » Les indigénophiles ont obtenu, contre l’avis de leurs adversaires, qu’on enseigne le français aux colonisés. Il s’agit néanmoins d’un français purement fonctionnel : « Nous ne voulons faire des indigènes ni des fonctionnaires, ni des ouvriers d’art, mais nous croyons que l’indigène sans instruction est un instrument déplorable de production. » Les indigénophiles, qui se recrutent alors parmi les partis de gauche, sont d’accord avec la droite indigénophobe sur un point essentiel : « La colonisation a tout intérêt à voir le fellah devenir meilleur cultivateur. N’est-ce pas l’indigène qui fournit abondamment au colon une main-d’œuvre à bon marché et indispensable ? » Le désaccord ne porte pas sur la fin, mais sur les moyens. Le fellah alphabétisé est-il ou non plus rentable que le fellah analphabète ? Victorieux, les indigénophiles seront appelés à bâtir des programmes scolaires. Ils en excluront les disciplines dangereuses : les sciences, l’histoire, la géographie… En revanche seront amplement enseignées l’hygiène et l’agriculture. La première place sera accordée à la morale : « Il ne suffit pas d’instruire les indigènes, il faut aussi les moraliser. » Pourquoi cet effort particulier de moralisation ? Le fameux Traité de législation algérienne d’E. Larcher (1903) est explicite : « Les Français sont aujourd’hui en Algérie dans des conditions semblables où se trouvèrent les Francs en Gaule. Une race victorieuse impose son joug à une race vaincue. » Le français sera donc enseigné à l’indigène. Mais quel français enseigner ? Les textes académiques répondent avec clarté à cette question : « une langue simple ». Sur le plan pédagogique, cela signifie un rejet pur et simple de la grammaire explicite : « On n’apprend pas dans nos écoles le français par la grammaire mais par la méthode directe de la conversation et des exercices de langage : tout par la pratique, pour la pratique. » L’oral est systématiquement privilégié. Par conséquent, la dictée est rejetée : elle est réservée aux écoles des colons. Les instructions insistent sur le fait que les maîtres doivent parler le moins possible, se soucier de faire parler d’abondance les élèves. En aucun cas ils ne doivent exprimer la moindre idée : « rien d’abstrait, rien de compliqué, rien de savant », précisent les programmes. Interdiction d’aborder la littérature : « Une personne n’ayant que des besoins matériels n’est guère prête pour goûter notre littérature. » Ce n’est pas du Viala, ce pourrait en être. Les concepteurs des programmes coloniaux ne dissimulent pas leurs sources pédagogiques. Les programmes de 1900, qui perfectionnent ceux de 1893, revendiquent leur ressemblance avec la méthode Berlitz. Ils cherchent à s’opposer point à point aux programmes réservés à la bourgeoisie coloniale : ceux-ci ne privilégient-ils pas l’écrit, n’exigent-ils pas la maîtrise de l’orthographe et de la grammaire, ne préconisent-ils pas la culture des belles-lettres ? Ai-je besoin de filer la métaphore ? Cette école à deux vitesses, c’est la nôtre. Les indigènes sont à nos portes – en banlieue. À eux les beautés de l’expression orale, de la spontanéité, du savoir au compte-gouttes. En face, dans les lycées des « héritiers », de la culture à pleines louches. Quand l’école se scinde en deux c’est la République qui est en danger. Répétons-le sans cesse : c’est au meilleur de la connaissance que tous les enfants scolarisés en France ont légalement droit. Je ne suis pas toujours enchanté quand je vois défiler dans la rue des milliers de lycéens sous des pancartes de carnaval. Cependant, il faut entendre leur message. Ils savent, eux, que le Crétin tient les rênes. Au moins, pour cela, soyons solidaires de leurs luttes. Rien ne nous dit que, demain, le défilé ne se scindera pas en deux : d’un côté ceux qui croient à l’avenir, de l’autre ceux qui n’y croient plus. La lutte des classes, vous aimez ? Vous allez être servi. Bernard Lecherbonnier 22 juin 2005 Prologue Aujourd’hui, l’école est morte. « Éducation nationale décédée. Lettre suit… » Ainsi étais-je tenté de commencer ce livre. J’aurais ensuite démontré que tout ce qui fut bâti depuis les lois Ferry (Jules) a été anéanti progressivement uploads/Litterature/la-fabrique-du-cretin-brighelli-jean-paul.pdf

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