WILLIAM EDWARDS DEMING Le pape de la qualité totale « Assurer à chacun la fiert
WILLIAM EDWARDS DEMING Le pape de la qualité totale « Assurer à chacun la fierté de son travail. » A quatre-vingt-treize ans, le théoricien du miracle économique japonais, le gourou des managers américains, continue sa croisade. Portrait d’une institution vivante. Par Daniel Rondeau. CHALLENGES - JUIN 1992 Derniers jours d’avril, dans une des salles de conférences du Motorcycle Museum à Birmingham, un homme en costume trois-pièces parle devant plusieurs centaines de spectateurs. Deux écrans vidéo agrandissent sa silhouette massive qui se découpe dans l’orbe blanche d’un projecteur. L’orateur, debout, s’appuie sur une canne en bois et s’exprime lentement, d’une voix lasse et fatiguée, en regardant ses notes. Arrivé la veille des Etats-Unis, Edwards Deming n’entend pas décevoir les adhérents de la British Deming Association qui l’ont convié à Birmingham pour leur convention annuelle. Mais, à quatre-vingt-treize ans, le pape du management s’économise avec un certain savoir- faire. Quand ses propos commencent à agir comme un profond narcotique sur ses auditeurs, il se redresse, parle d’une voix forte, les mains tendues, et pimente ses explications de quelques plaisanteries. Un large rire secoue alors les travées de la Trafalgar Suite. Une fois le courant rétabli, Deming peut reprendre d’un ton de prêcheur morose ses habituelles explications sur « le système de connaissance approfondie », fait pour développer un système de management qui assure à chacun la fierté de son travail. Dans l’assistance, deux cadres français. Ils ont traversé le Channel pour revoir Deming. Le premier, Dan-Victor Iliescu, de la société Aqualon de Rouen, est « un fanatique de Deming depuis près de trente ans ». Il proclame, avec un reste d’accent roumain : « C’est plus qu’un maître, c’est un idéal. » Le second, Jean-Marc Vermeister, n’est pas moins modéré dans ses propos. Quel est donc cet Edwards Deming, vénéré depuis un demi-siècle comme un demi-dieu par les chefs d’entreprise japonais, véritable gourou du management aux Etats-Unis, un homme toujours en croisade et qui passe aux yeux de certains pour un porteur d’idéal ? Deming commence sa vie avec le siècle sous d’austères auspices. Théodore Roosevelt est alors président des Etats-Unis. Né dans une famille pauvre de l’Iowa, à Sioux City, il vit dans une maison en planches et doit travailler pour financer ses études que son père, un modeste comptable, ne peut lui offrir. Plusieurs bourses viennent récompenser l’assiduité du jeune homme, qui va fréquenter les universités du Wyoming, du Colorado, avant de finir à Yale, où il décroche l’équivalent d’un doctorat en 1928. Ainsi muni de cet excellent bagage, il se lance dans une carrière de chercheur en agronomie avec l’ambition de participer à la lutte contre la faim dans le monde. Mais Deming n’a pas fini d’étudier pour autant. C’est ainsi qu’il s’intéresse à la statistique au moment même où cette discipline se développe. Il rencontre les plus éminents spécialistes de l’époque. Un homme, alors, décide du cours de sa vie. C’est Walter Shewhart, un scientifique qui conçoit certaines théories statistiques, non seulement comme des supports mathématiques pour l’étude de processus industriels, mais comme une philosophie de management. Les deux hommes se voient et collaborent. Un mot sur Shewhart, à qui Deming est resté fidèle tout au long de sa vie. A Birmingham, quand je lui demande si des livres ont spécialement compté dans sa formation, il répond : « Des livres ? Non. Seulement des hommes ! - Qui donc alors ? - Je veux dire un homme : Walter Shewhart. » Ce maître penseur était un physicien attaché à la direction de Bell Telephone. Il avait mis au point une méthode de management destinée à améliorer la qualité et la productivité dans une production de série, qui « réconciliait l’approche statistique et l’approche sociale ». « En 1938, explique Jean-Marie Gogue, l’un des plus fidèles sectateurs de Deming à Paris, Edwards Deming entre au Bureau national du recensement, l’équivalent américain de l’Insee, et a pour la première fois l’occasion d’utiliser les méthodes de 2 Shewhart. Puis, en 1942, il est détaché au ministère de la Guerre et s’attache à améliorer la qualité du matériel utilisé sur le front du Pacifique. Deming travaille beaucoup, non sans être découragé par l’indifférence des chefs d’entreprise à l’égard d’une méthode qui ne peut être appliquée sans les impliquer. En 1946, le ministère de la Guerre envoie Deming au Japon pour récolter des données démographiques et économiques. Tout à coup, sa vie bascule. Un soir, à Tokyo, dans sa chambre d’hôtel, Deming est contacté par cinq Japonais qui lui demandent un rendez-vous. Deming les reçoit sur-le-champ. Il se trouve face à cinq hommes, d’obscurs ingénieurs, animés par la flamme de l’ambition, non sans un certain esprit de revanche, et qui prétendent vouloir reconstruire l’économie japonaise. Rien de moins ! Deming parle de Shewhart à ces hommes qui formeront plus tard le célèbre groupe de la JUSE, Japanese Union of Scientists and Engineers. « Des ingénieurs de la Bell Telephone expliquaient un jour aux membres de la JUSE comment des méthodes statistiques avaient amélioré la précision de l’armement américain » raconte Edwards Deming. « Mon ami Nishibori, qui les écoutait, fit cette remarque : "Oui, j’en sais quelque chose. Six bombes incendiaires sont tombées sur ma maison pendant la guerre, et pas une n’a explosé". Là-dessus, la JUSE prit sérieusement en charge l’enseignement de la qualité. La Japanese Management Association fit de même. Les membres de la JUSE décidèrent que la première étape consisterait à faire venir un expert étranger. Je reçus leur invitation en 1949. » C’est ainsi que se resserrèrent les liens entre le cow-boy du Middle West et les futurs grands patrons japonais. Deming va conduire l’industrie du pays vaincu sur la voie d’une véritable révolution en matière de qualité et de productivité. Les Japonais croyaient jusqu’alors que jamais ils ne pourraient relever le défi des industries occidentales. Leurs produits avaient mauvaise réputation et ils ignoraient tout des techniques modernes d’organisation du travail. C’est pourtant dans leur défaite même, encouragés par Deming et tous ses épigones, qu’ils vont trouver la force de changer. Ce ne sont pas simplement des ingénieurs et des techniciens qui se convertissent au management, aux cercles de contrôle de la qualité et à la philosophie de Deming, mais tout le quartier général de l’industrie renaissante. A tous, sans cesse, Deming répète quelques principes simples, si simples parfois qu’ils nous paraissent évidents : « Nous sommes nés avec de la motivation intrinsèque, de l’amour-propre, de la dignité et le désir d’apprendre. Or nous classons les salariés avec des salaires attractifs, des évaluations annuelles, des quotas de production. Juger ne sert à rien. Ce que les gens demandent, c’est la possibilité de travailler avec fierté et dans la joie. Si le management leur enlève tout cela, la qualité disparaît. Au lieu de travailler pour leur entreprise, les gens se font concurrence et la concurrence est mauvaise, car les gens travaillent pour être bien notés. A l’école déjà, ils travaillent pour un diplôme, pas pour apprendre, mais pour un diplôme. » Les dirigeants japonais deviennent vite les meilleurs élèves du professeur Deming. Ils travaillent dans la coopération, non dans la compétition. Les mots d’ordre de Deming sont repris par une presse spécialisée, mais à gros tirage. Des milliers d’agents de maîtrise suivent des cours qui reprennent son enseignement chaque matin à la radio. Petit à petit, les vaincus d’hier se sentent pousser des ailes. L’économie japonaise connaît un foudroyant redémarrage. On ne peut l’expliquer seulement par le concept de qualité. Sans doute faut-il prendre en compte la hiérarchie de la société japonaise, implacable dans les rapports de travail, et les traditions du pays. Mais Deming, entre-temps, est devenu le consultant en chef des chefs d’entreprise et de leur puissante fédération, le Keidanren. En juin 1951 est créé le Deming Prize. Sous la direction du Miti (ministère japonais de l’Industrie et du Commerce), quarante-cinq professeurs, chefs d’entreprise, fonctionnaires, journalistes décernent annuellement la plus haute distinction en matière de management. L’empereur du Japon lui-même se prosterne devant le gourou américain. En 1960, il le décore en grande pompe de la médaille de seconde classe du Trésor sacré. Deming est devenu une institution vivante au pays du Soleil-Levant. Quand il rentre chez lui, aux Etats-Unis, Edwards Deming reprend une vie tranquille de fonctionnaire. Le gourou des Japonais n’est pas prophète en son pays. Jusqu’au jour de juillet 3 1980 où une journaliste de télévision, Clare Crawford Mason, apprenant l’étendue de sa gloire au Japon, l’invite à participer à un talk-show sur la chaîne NBC. Le titre de l’émission est tout un programme : « Si le Japon y arrive, pourquoi pas nous ? » Les téléspectateurs américains, éberlués, découvrent un petit professeur de mathématiques de Washington dont on leur dit qu’il fait la pluie et le beau temps à Tokyo et contribue, par ses théories, à améliorer la qualité des produits japonais. L’homme qui leur parle sur leur écran de télévision prétend qu’il a une recette miracle : Changer la société ! Il cite un Français, Henri Poincaré : « L’expérience ne uploads/Management/ afed-rondeau.pdf
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- Publié le Aoû 28, 2021
- Catégorie Management
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