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09-03-14 Psychanalyse et cybernétique Intervention à Strasbourg Page 1 sur 9 Dernière impression le 15/03/2009 10:47:00 Je remercie Armand Zaloszyc et la Section Clinique de Strasbourg de m’avoir invité à lire cette conférence que Lacan a prononcée en 19551. Je les en remercie parce que, au-delà du plaisir de venir à Strasbourg vous rencontrer pour travailler un peu avec vous, d’avoir relu une nouvelle fois cette conférence m’est apparue son actualité brûlante. Cybernétique, machines, pensée, parole et signifiant, lettre et jouissance I - Cybernétique Prenons les choses comme cela : le terme « Cybernétique » a été forgé par Wiener, en 1945, à partir du grec kubernetiké, « gouverner ». La cybernétique, c’est la science du gouvernement. Le terme n’est plus beaucoup utilisé, on a divisé le champ en « sciences cognitives », « neurosciences » et « sciences du management » — trois dénominations différentes, pour trois domaines d’application différents, mais qu’il me semble justifié de regrouper, car elles relèvent toutes trois, il me semble, du même paradigme. Paradigme que j’énoncerai ainsi : le langage y est conçu comme instrument de communication, la communication comme transmission d’informations, l’objet de ces dites sciences étant les systèmes de traitements de l’information — les dites sciences du management ont pour objet les organisations humaines, conçues comme des systèmes de traitement de l’information. Des sciences du gouvernement aux sciences du management, il y a un pudique déplacement. L’exercice du pouvoir se maquille du vocabulaire de la gestion, le discours du maître se présente comme discours du gestionnaire. Que prétend le gestionnaire, disons le bureaucrate ? — qu’il n’est pas le maître, mais servant du savoir. « Ce n’est pas moi qui fait les règles, je suis désolé de vous licencier, mais les chiffres du marché mondial nous imposent de délocaliser nos activités ». « Gouverner, c’est prévoir », avait dit Pierre Mendès-France2. Traduisons : gouverner, c’est calculer. Calculer, c’est-à-dire numériser, chiffrer, compter, évaluer, faire des estimations, établir les probabilités sur la base desquelles on tentera d’anticiper sur les calculs des autres acteurs du jeu mondial. En anticipant sur l’enseignement de Lacan, le discours du Maître se cache sous celui de l’universitaire — j’ai le plus grand respect pour les universitaires, mais c’est ainsi que Lacan, dans son Séminaire XVII a nommé le discours du maître moderne, du capitaliste, du bureaucrate.3 « Cybernétique » dit que toute cette prétendue scientificité gestionnaire a une fonction, celle de voiler qu’en fait gouverner c’est décider, et que la décision est le fait du maître. Je vous le disais, c’est d’une actualité brûlante, et je m’enflamme un peu. Revenons calmement sur le texte. En quoi la cybernétique intéresse-t-elle la psychanalyse ? En demandant à l’analysant de se soumettre à la règle de l’association dite libre, « Nous nous efforçons, dit Lacan p. 341, d’obtenir d’un sujet qu’il nous livre sans intention ses pensées comme nous disons, ses propos, son discours, autrement dit qu’intentionnellement il se rapproche autant que possible du hasard. » Ce terme de « hasard » a résonné, pour moi, avec ce que Jacques-Alain Miller a avancé dans son cours cette année, en février : il a parlé de la contingence, et notamment à propos de l’association dite libre et des formations de l’inconscient qui en émergent — lapsus, rêves, etc. 1 J. Lacan, « Psychanalyse et cybernétique, ou de la nature du langage », in Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1978, chapitre XXIII. 2 Cf. J.-A. Miller, in « Le calcul du meilleur : alerte au Tsunami numérique », Multitudes n° 21, 2005. 3 J. Lacan, Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1991, deux premiers chapitres. 09-03-14 Psychanalyse et cybernétique Intervention à Strasbourg Page 2 sur 9 Dernière impression le 15/03/2009 10:47:00 Mais revenons. Évidemment cette règle de l’association dite libre serait absurde, folle, serait une invitation à la folie — et les analystes sont prudents quant à inviter à l’association libre un sujet qu’ils pensent psychotique —, cette règle serait folle si nous ne supposions pas qu’à ainsi tenter d’abandonner la maîtrise de ses propos, l’analysant laisserait venir au jour un autre ordonnancement, un autre ordre, un certain déterminisme qui s’impose à lui malgré ses intentions. Cet ordre supposé, c’est l’inconscient comme discours. Or qu’est-ce qu’un discours, au sens le plus courant du terme, sinon une parole ou un écrit ordonnancé, c’est-à- dire un ordonnancement symbolique ? Et de plus ce discours est discours de l’Autre, puisque le sujet a accepté d’en abandonner la maîtrise. Or les machines cybernétiques — les ordinateurs par exemple, mais aussi les systèmes de pilotage des canons de DCA auxquels avait travaillé Wiener pendant la guerre, et bien d’autres choses encore —, les machines cybernétiques sont des machines qui manipulent des informations, des symboles — ce sont des machines symboliques. Et de plus, ce sont des machines autorégulées — c’est l’usage du feed-back. C’est-à-dire que ce sont des systèmes symboliques qui fonctionnent sans nous, dont le fonctionnement est séparé de notre subjectivité, Autre par rapport à notre subjectivité. Comme le dit Lacan page 346, « Cela fonctionne dans le réel et indépendamment de toute subjectivité. » Il y a une autonomie du symbolique, et cette autonomie est efficace — cela fonctionne dans le réel. Je pense au beau titre que vous vous êtes donné pour cette année, « L’art de l’efficacité » — mais justement, vous n’avez pas dit « La science de l’efficacité », mais l’art de l’efficacité — c’est crucial, et j’y reviendrai pour suggérer qu’il y a une poétique mathématique. Et après tout, la mathématique et la logique faisaient partie, au Moyen Âge, des arts libéraux.4 Alors je ne vais pas essayer de vous résumer l’histoire de la science et des sciences conjecturales jusqu’à l’avènement de la cybernétique que Lacan développe dans ces pages — c’est limpide, absolument sensationnel, je n’ai jamais lu ailleurs cette articulation entre sciences exactes et sciences conjecturales, et j’ajouterai que c’est parfaitement informé, jusque dans les détails5. Mais je vais quand même vous parler de deux points de son développement. Premier point : comment comprendre cette phrase : « La notion même du déterminisme, c’est que la loi est sans intention » ? Cela m’a fait difficulté. Alors j’ai cherché des exemples. Prenons la théorie néo-darwinienne : dans la duplication de l’ADN, se produisent des erreurs, au hasard, disons dans la contingence. Et il peut se trouver que ces mutations confèrent aux individus qui en sont porteurs un certain avantage statistique dans le milieu dans lequel la contingence a fait qu’ils vivent. Nulle intention n’est venue orienter la mutation, ni organiser la rencontre entre cette mutation hasardeuse et le milieu dans lequel elle se révèlera statistiquement avantageuse. Et ce n’est pas un hasard, c’est le cas de le dire, si des opposants à la théorie darwinienne se réclament de l’« Intelligent Design », du dessein, de l’intention intelligente. Ils ont bien repéré que le point critique est celui de l’intention. Autre exemple : Lorsque Newton répond à ceux qui lui demandaient comment la terre et la lune savent à quelle distance elles sont l’une de l’autre, lorsqu’il leur répond « Je ne feins pas d’hypothèse », que dit-il ? « J’établis les formules déterministes de la gravitation. Quant à savoir quelle est l’intention qui préside à la soumission des astres à cette loi, ce n’est pas du ressort de la science, je ne feins pas d’hypothèse. » 4 Arts libéraux : libres de contraintes de la production, contrairement à architecture ou peinture : langage : le trivium (dialectique ou logique, rhétorique, grammaire) puis mathématiques : le quadrivium (arithmétique, géométrie, musique et astronomie). 5 Cf. le passionnant livre de Mathieu Triclot, Le moment cybernétique. La constitution de la notion d’information, Champ Vallon, Seyssel, 2008. Mathieu Triclot cite d’ailleurs Lacan à plusieurs reprises. 09-03-14 Psychanalyse et cybernétique Intervention à Strasbourg Page 3 sur 9 Dernière impression le 15/03/2009 10:47:00 Deuxième point. Lacan, à l’époque de ce Séminaire, définit le réel de la Science comme « ce que l’on retrouve toujours à la même place » (p. 342). Mais dans ce texte, il fait une précision, que personnellement j’avais oubliée : le réel est ce que l’on retrouve à la même place, « qu’on ait pas été là où qu’on y ait été ». Et il ajoute : « Et nos propres déplacements n’ont pas, en principe, sauf exception, d’influence efficace sur ce changement de place » — revoici l’efficacité. On conçoit bien que la trajectoire de la lune n’est pas modifiée par le fait que nous soyons là, ou pas. On conçoit que nos déplacements n’ont pas d’effet notable sur la trajectoire de la lune. Le réel est ainsi défini comme ce qui est indépendant de l’observateur et de sa théorie. « Le réel, c’est ce qui est indépendant du référentiel », disait Einstein. Mais alors, quid des situations où l’on ne peut considérer comme négligeable l’influence de l’observateur sur l’objet qu’il observe ? uploads/Management/ chatenay-psychanalyse-et-cyberne-tique.pdf
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- Publié le Mai 28, 2022
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