Post-scriptum sur les sociétés de contrôle Publié le 4 octobre 2003, mise à jou
Post-scriptum sur les sociétés de contrôle Publié le 4 octobre 2003, mise à jour le 4 septembre 2005 par Deleuze, Gilles Historique Foucault a situé les sociétés disciplinaires aux XVIIIe et XIXe siècles ; elles atteignent à leur apogée au début du XXe. Elles procèdent à lʼorganisation des grands milieux dʼenfermement. Lʼindividu ne cesse de passer dʼun milieu clos à un autre, chacun ayant ses lois : dʼabord la famille, puis lʼécole (« tu nʼes plus dans ta famille »), puis la caserne (« tu nʼes plus à lʼécole »), puis lʼusine, de temps en temps lʼhôpital, éventuellement la prison qui est le milieu dʼenfermement par excellence. Cʼest la prison qui sert de modèle analogique : lʼhéroïne dʼEurope 51 peut sʼécrier quand elle voit des ouvriers « jʼai cru voir des condamnés... ». Foucault a très bien analysé le projet idéal des milieux dʼenfermement, particulièrement visible dans lʼusine : concentrer ; répartir dans lʼespace ; ordonner dans le temps ; composer dans lʼespace-temps une force productive dont lʼeffet doit être supérieur à la somme des forces élémentaires. Mais ce que Foucault savait aussi, cʼétait la brièveté de ce modèle : il succédait à des sociétés de souveraineté, dont le but et les fonctions étaient tout autres (prélever plutôt quʼorganiser la production, décider de la mort plutôt que gérer la vie) ; la transition sʼétait faite progressivement, et Napoléon semblait opérer la grande conversion dʼune société à lʼautre. Mais les disciplines à leur tour connaîtraient une crise, au profit de nouvelles forces qui se mettraient lentement en place, et qui se précipiteraient après la Deuxième Guerre mondiale : les sociétés disciplinaires, cʼétait déjà ce que nous nʼétions plus, ce que nous cessions dʼêtre. Nous sommes dans une crise généralisée de tous les milieux dʼenfermement, prison, hôpital, usine, école, famille. La famille est un « intérieur », en crise comme tout autre intérieur, scolaire, professionnel, etc. Les ministres compétents nʼont cessé dʼannoncer des réformes supposées nécessaires. Réformer lʼécole, réformer lʼindustrie, lʼhôpital, lʼarmée, la prison ; mais chacun sait que ces institutions sont finies, à plus ou moins longue échéance. Il sʼagit seulement de gérer leur agonie et dʼoccuper les gens, jusquʼà lʼinstallation de nouvelles forces qui frappent à la porte. Ce sont les sociétés de contrôle qui sont en train de remplacer les sociétés disciplinaires. « Contrôle », cʼest le nom que Burroughs propose pour désigner le nouveau monstre, et que Foucault reconnaît comme notre proche avenir. Paul Virilio aussi ne cesse dʼanalyser les formes ultra-rapides de contrôle à lʼair libre, qui remplacent les vieilles disciplines opérant dans la durée dʼun système clos. Il nʼy a pas lieu dʼinvoquer des productions pharmaceutiques extraordinaires, des formations nucléaires, des manipulations génétiques, bien quʼelles soient destinées à intervenir dans le nouveau processus. Il nʼy a pas lieu de demander quel est le régime le plus dur, ou le plus tolérable, car cʼest en chacun dʼeux que sʼaffrontent les libérations et les asservissements. Par exemple dans la crise de lʼhôpital comme milieu dʼenfermement, la sectorisation, les hôpitaux de jour, les soins à domicile ont pu marquer dʼabord de nouvelles libertés, mais participer aussi à des mécanismes de contrôle qui rivalisent avec les plus durs enfermements. Il nʼy a pas lieu de craindre ou dʼespérer, mais de chercher de nouvelles armes. Logique Les différents internats ou milieux dʼenfermement par lesquels lʼindividu passe sont des variables indépendantes : on est censé chaque fois recommencer à zéro, et le langage commun de tous ces milieux existe, mais est analogique. Tandis que les différents contrôlats sont des variations inséparables, formant un système à géométrie variable dont le langage est numérique (ce qui ne veut pas dire nécessairement binaire). Les enfermements sont des moules, des moulages distincts, mais les contrôles sont une modulation, comme un moulage auto-déformant qui changerait continûment, dʼun instant à lʼautre, ou comme un tamis dont les mailles changeraient dʼun point à un autre. On le voit bien dans la question des salaires : lʼusine était un corps qui portait ses forces intérieures à un point dʼéquilibre, le plus haut possible pour la production, le plus bas possible pour les salaires ; mais, dans une société de contrôle, lʼentreprise a remplacé lʼusine, et lʼentreprise est une âme, un gaz. Sans doute lʼusine connaissait déjà le système des primes, mais lʼentreprise sʼefforce plus profondément dʼimposer une modulation de chaque salaire, dans des états de perpétuelle métastabilité qui passent par des challenges, concours et colloques extrêmement comiques. Si les jeux télévisés les plus idiots ont tant de succès, cʼest parce quʼils expriment adéquatement la situation dʼentreprise. Lʼusine constituait les individus en corps, pour le double avantage du patronat qui surveillait chaque élément dans la masse, et des syndicats qui mobilisaient une masse de résistance ; mais lʼentreprise ne cesse dʼintroduire une rivalité inexpiable comme saine émulation, excellente motivation qui oppose les individus entre eux et traverse chacun, le divisant en lui-même. Le principe modulateur du « salaire au mérite » nʼest pas sans tenter lʼÉducation nationale elle-même : en effet, de même que lʼentreprise remplace lʼusine, la formation permanente tend à remplacer lʼécole, et le contrôle continu remplacer lʼexamen. Ce qui est le plus sûr moyen de livrer lʼécole à lʼentreprise. Dans les sociétés de discipline, on nʼarrêtait pas de recommencer (de lʼécole à la caserne, de la caserne à lʼusine), tandis que dans les sociétés de contrôle on nʼen finit jamais avec rien, lʼentreprise, la formation, le service étant les états métastables et coexistants dʼune même modulation, comme dʼun déformateur universel. Kafka qui sʼinstallait déjà à la charnière de deux types de société a décrit dans Le procès les formes juridiques les plus redoutables : lʼacquittement apparent des sociétés disciplinaires (entre deux enfermements), lʼatermoiement illimité des sociétés de contrôle (en variation continue) sont deux modes de vie juridiques très différents, et si notre droit est hésitant, lui-même en crise, cʼest parce que nous quittons lʼun pour entrer dans lʼautre. Les sociétés disciplinaires ont deux pôles : la signature qui indique lʼindividu, et le nombre ou numéro matricule qui indique sa position dans une masse. Cʼest que les disciplines nʼont jamais vu dʼincompatibilité entre les deux, et cʼest en même temps que le pouvoir est massifiant et individuant, cʼest-à-dire constitue en corps ceux sur lesquels il sʼexerce et moule lʼindividualité de chaque membre du corps (Foucault voyait lʼorigine de ce double souci dans le pouvoir pastoral du prêtre - le troupeau et chacune des bêtes - mais le pouvoir civil allait se faire « pasteur » laïc à son tour avec dʼautres moyens). Dans les sociétés de contrôle, au contraire, lʼessentiel nʼest plus une signature ni un nombre, mais un chiffre : le chiffre est un mot de passe, tandis que les sociétés disciplinaires sont réglées par des mots dʼordre (aussi bien du point de vue de lʼintégration que de la résistance). Le langage numérique du contrôle est fait de chiffres, qui marquent lʼaccès à lʼinformation, ou le rejet. On ne se trouve plus devant le couple masse-individu. Les individus sont devenus des « dividuels », et les masses, des échantillons, des données, des marchés ou des « banques ». Cʼest peut-être lʼargent qui exprime le mieux la distinction des deux sociétés, puisque la discipline sʼest toujours rapportée à des monnaies moulées qui renfermaient de lʼor comme nombre étalon, tandis que le contrôle renvoie à des échanges flottants, modulations qui font intervenir comme chiffre un pourcentage de différentes monnaies échantillons. La vieille taupe monétaire est lʼanimal des milieux dʼenfermement, mais le serpent est celui des sociétés de contrôle. Nous sommes passés dʼun animal à lʼautre, de la taupe au serpent, dans le régime où nous vivons, mais aussi dans notre manière de vivre et nos rapports avec autrui. L ʼhomme des disciplines était un producteur discontinu dʼénergie, mais lʼhomme du contrôle est plutôt ondulatoire, mis en orbite, sur faisceau continu. Partout le surf a déjà remplacé les vieux sports. Il est facile de faire correspondre à chaque société des types de machines, non pas que les machines soient déterminantes, mais parce quʼelles expriment les formes sociales capables de leur donner naissance et de sʼen servir. Les vieilles sociétés de souveraineté maniaient des machines simples, leviers, poulies, horloges ; mais les sociétés disciplinaires récentes avaient pour équipement des machines énergétiques, avec le danger passif de lʼentropie, et le danger actif du sabotage ; les sociétés de contrôle opèrent par machines de troisième espèce, machines informatiques et ordinateurs dont le danger passif est le brouillage, et lʼactif, le piratage et lʼintroduction de virus. Ce nʼest pas une évolution technologique sans être plus profondément une mutation du capitalisme. Cʼest une mutation déjà bien connue qui peut se résumer ainsi : le capitalisme du XIXè siècle est à concentration, pour la production, et de propriété. Il érige donc lʼusine en milieu dʼenfermement, le capitaliste étant propriétaire des moyens de production, mais aussi éventuellement propriétaire dʼautres milieux conçus par analogie (la maison familiale de lʼouvrier, lʼécole). Quant au marché, il est conquis tantôt par spécialisation, tantôt par colonisation, tantôt par abaissement des coûts de production. uploads/Management/ gilles-deleuze-postscriptum-sur-les-societes-de-controle.pdf
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