L’alimentation, arme du genre Tristan Fournier:Université Toulouse Jean Jaurès,
L’alimentation, arme du genre Tristan Fournier:Université Toulouse Jean Jaurès, CNRS-UMR 5044 Centre d’étude et de recherche Travail organisation pouvoir, CERTOP, Toulouse Courriel : tristan.fournier@univ-tlse2.fr Julie Jarty:Université Toulouse Jean Jaurès, CNRS-UMR 5044 Centre d’étude et de recherche Travail organisation pouvoir, CERTOP, Toulouse Courriel :jarty@univ-tlse2.fr Nathalie Lapeyre:Université Toulouse Jean Jaurès, CNRS-UMR 5044 Centre d’étude et de recherche Travail organisation pouvoir, CERTOP, Toulouse Courriel : nlapeyre@univ-tlse2.fr Priscille Touraille:CNRS-UMR 7206 Éco-anthropologie et ethnobiologie, MNHN, Paris Courriel : touraille@mnhn.fr À la mémoire de Nicole-Claude Mathieu 1Ce dossier est le fruit d’une rencontre entre trois sociologues et une socio-anthropologue autour du constat suivant : un vide théorique caractérise le croisement des champs du genre et de l’alimentation dans le monde francophone. L’appel à contribution lancé en 2014 par le Journal des anthropologues avait pour objectif de sonder ce vide et de permettre l’émergence de questionnements inédits et de données susceptibles d’alimenter le peu d’études empiriques disponibles sur le sujet. Nous espérions, par cet appel, « essayer de savoir et de faire savoir ce que l’univers du savoir ne veut pas savoir », selon la formulation de Bourdieu (1997 : 14). 2Les études sur l’alimentation et les études sur le genre ont plusieurs points communs [1]. Elles ont dû extraire leurs objets de la gangue naturaliste où la pensée commune – et savante – les tenait (non, l’alimentation ne sert pas qu’à combler des besoins vitaux ; non, les catégories « hommes » et « femmes » ne sont pas données par la nature). Elles sont par constitution transdisciplinaires. Et elles entendent rendre compte dans toute sa complexité du fonctionnement de politiques sociales qui cherchent à s’ignorer comme telles (Lapeyre, 2014). À tous ces titres, elles ont rencontré des résistances académiques majeures. 3Aujourd’hui en France, elles constituent des champs émergeants, et toutes deux font partie des axes prioritaires du CNRS. Mais ces axes restent étrangers l’un à l’autre. L’absence de connexion est très visible. La thématique de l’alimentation est quasiment absente de l’Introduction aux études sur le genre disponible en France ; les auteur-e-s y consacrent seulement un encart dans leur chapitre sur la socialisation (Bereni et al., 2012 : 119), constitué par un extrait de La Distinction de Bourdieu. Les études sur l’alimentation, de leur côté, n’ont pas pour cadre de référence le corpus théorique des études sur le genre. Si le sexe est régulièrement pris en compte comme variable sociologique, les données sont davantage interprétées au travers de la grille de lecture fournie par la sociologie de la famille (Bélorgey, 2011), hormis quelques travaux qui tentent de la dépasser (voir par exemple Corbeau, 2004 ; Fournier, 2012). Et les tensions sont particulièrement saillantes entre les études sur le genre et les recherches sur la famille, ces dernières n’ayant pas pour point de départ la question théorique des inégalités – particulièrement celles produites au sein de l’institution familiale (Ferrand, 2004). Genre et alimentation : quelles bases pour une recherche programmatique ? 4C’est un constat de l’anthropologie sociale que bien des gens ignorent, ou choisissent d’ignorer : quels que soient les concepts pour la définir – « subordination » ou « arraisonnement » des femmes (Mathieu, 1985), « valence différentielle des sexes » (Héritier, 1991), « domination masculine » (Godelier, 1982) – la hiérarchie hommes/femmes est une réalité qui concerne toutes les sociétés humaines étudiées. Loin d’être l’épiphénomène que le féminisme de l’égalité a bien voulu laisser croire, les pratiques d’inégalité sociale sont la conséquence de la différenciation sociale qui nécessite d’instituer deux catégories humaines discriminatrices (les « hommes », les « femmes ») en se servant de la contribution biologique différenciée des corps dans la procréation : ceci représente l’apport incontournable des épistémologies féministes dites matérialistes (Mathieu, 1985 ; Guillaumin, 1992 ; Tabet, 1998 ; Delphy, 2008 ; Bereni & Trachman, 2014 ; Bereni et al., 2012 ; Clair, 2012). Raymond Kelly, anthropologue malheureusement peu connu dans le champ des études sur le genre et qui a tenté de théoriser les difficiles questions de l’inégalité sociale ou de la guerre, a proposé une définition-clé de l’inégalité : « l’inégalité sociale peut être minimalement 1 définie comme une différenciation sociale accompagnée par une évaluation morale différentielle » (Kelly, 1993 : 4). L’évaluation morale différentielle peut être conceptualisée comme projet et/ou comme conséquence du dispositif de différenciation. Si donc l’inégalité se confond avec la différenciation, et si une différenciation sociale prétendument justifiée par le sexe est exercée par toutes les sociétés humaines, l’inégalité n’est alors ni un fait aléatoire ni un fait optionnel. L’inégalité est un fait structurel. Le genre est un dispositif d’inégalité sociale. Qu’est-ce à dire ? Si l’inégalité est un fait de structure – si elle constitue une « contrainte » pour la pensée dans le sens où Claude Lévi-Strauss entendait ce concept – il faut s’attendre à trouver des pratiques inégalitaires dans tous les domaines de la réalité sociale. Le genre est un dispositif qui fabrique de l’inégalité à tous les étages. C’est là un modèle scientifique fort que l’épistémologie féministe a fourni aux sciences sociales. Quel que soit le domaine d’étude, et quelle que soit la société étudiée, les chercheur-e-s doivent s’attendre à trouver sur leur terrain des représentations et des pratiques inégalitaires genrées (ceci est d’ailleurs un pléonasme). L’alimentation n’échappe pas à cette prédiction. Aussi l’étude de l’alimentation aurait-elle tout à gagner à intégrer la grille de lecture fournie par le genre et les études sur le genre enrichiraient et renouvelleraient leurs cadres d’analyse en constituant l’alimentation comme une entrée majeure. 5Il serait cependant faux de dire que des tentatives n’ont jamais été faites pour nouer ce lien. En 1976, une équipe du CNRS intitulée « Anthropologie alimentaire différentielle » est ainsi créée. Réunissant notamment ethnologues et anthropobiologistes, elle est la seule à avoir eu une perspective nutritionnelle non symboliste à son agenda. Cette équipe proposait un cadre de recherche véritablement programmatique : elle entendait mettre en relation disponibilité alimentaire, usages alimentaires, conséquences physiologiques, politiques identitaires et systèmes économiques et religieux. Elle prévoyait de combiner le recueil de données qualitatives sur la cul- ture matérielle (ethnobotanique, ethnozoologie, ethnophysiologie) autant qu’idéelle – telle que le pratiquent les ethnologues – avec celui de données quantitatives tel que pratiqué en anthropométrie nutritionnelle. Ce programme de recherche au croisement de l’anthropologie sociale et biologique possédait une portée heuristique unique et permettait d’interpréter les usages alimentaires différentiels à la fois en rapport à un contexte culturel donné et dans une perspective comparative. Malgré quelques articles prometteurs, ce programme a cependant raté le train du genre. Alors qu’il était le seul à s’occuper d’alimentation « différentielle », les chercheur/euses de l’équipe ont négligé les perspectives en termes de domination masculine ouvertes par C. Meillassoux (1975) ou M. Godelier (op. cit.) et ils et elles ont ignoré les publications de l’épistémologie féministe matérialiste en France, en ethnologie et en sociologie, qui ont pointé précisément les questions à poser à l’intersection du genre et de l’alimentation. C. Delphy (1975) dans un article intitulé « La fonction de consommation et la famille », argumentait sur la nécessité d’étudier la consommation différentielle entre hommes et femmes, que l’on doit cesser, disait-elle, de tenir pour égalitaire a priori. Quelques années plus tard, M. Ferrand posait la question « Faut-il nourrir les enfants ? » (Ferrand, 1983) dans un texte qui montrait la continuité entre la reproduction, sur laquelle se fonde l’idéologie de nature, et son extension durable et abusive dans la figure de la mère nourricière. Cette assignation sociale concerne non seulement les enfants, mais encore l’ensemble des membres de la famille étendue. Dans un article qui a fait date, N.-C. Mathieu déplorait le manque d’informations données par les ethnologues sur une éventuelle alimentation différentielle par sexe et appelait à relier cette investigation à un calcul précis de la dépense énergétique chez les hommes et les femmes (Mathieu, op. cit. : 187-189). C. Guillaumin, quant à elle, évoquait très précisément, dans un chapitre de son ouvrage intitulé « Le corps construit », les conséquences de la nutrition différentielle sur la différenciation des corps (1992 : 122-123). Des travaux de l’équipe « Anthropologie alimentaire différentielle », seuls ceux d’I. De Garine faisaient cas de saisissantes inégalités alimentaires entre femmes et hommes sur son terrain africain et considéraient les graves conséquences qu’elles engendraient (De Garine & Koppert, 1991). Délaissant cependant les pistes du genre ouvertes par De Garine, l’équipe a, par la suite, cessé de s’intéresser à la dimension différentielle et inégalitaire de la consommation entre femmes et hommes (Hladick, Bahuchet & De Garine, 1990). Plus tard, et dans le champ de l’alimentation, des jalons de réflexion sont de nouveau posés dans le travail collectif coordonné par A. Hubert (2004) autour des pressions exercées sur les femmes dans les « façons de manger » et les « façons de penser ». Des pressions qui sont également mises en évidence par T. Fournier dans une analyse de la normalisation de l’assignation des femmes au travail de préparation de « repas sains » pour leurs conjoints « malades » (op.cit.). 6Si ces perspectives demeurent toujours très éparses uploads/Management/ l-x27-alimentation-arme-du-genre.pdf
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- Publié le Jul 06, 2022
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