Le discours de manipulation entre persuasion et influence sociale PATRICK CHARA
Le discours de manipulation entre persuasion et influence sociale PATRICK CHARAUDEAU Université de Paris 13 Centre d'Analyse du Discours Mon propos est d'essayer d'entrer dans le concept de "manipulation" du point de vue discursif, pour en déterminer les caractéristiques générales et voir ensuite s'il y a lieu d'opérer des distinctions à l'intérieur de ce concept. Cette démarche est importante pour un analyste du discours. Bien souvent, on considère acquises certaines notions, et on les traite historiquement ou sociologiquement comme si elles s'imposaient d'elles-mêmes. Pourtant la plupart d'entre elles font problème, et c'est particulièrement le cas de "manipulation". Rien qu'à considérer la prolifération de termes qui gravitent autour de celle-ci (rumeur, désinformation, endoctrinement, intoxication, complot, conjuration, conspiration), on devrait être amené à se poser des questions. Une autre difficulté se présente sur cette notion. Elle réside dans l'existence d'un a priori moral avec lequel elle est abordée, a priori qui empêche de l'analyser dans son fonctionnement. Ainsi, le terme de manipulation est toujours considéré comme mal intentionné. Mais dans quel sens faut-il entendre «mal intentionné», et est-ce toujours le cas ? Qui juge de la manipulation ? La manipulation est-elle toujours le fait des autres ou de la partie adverse1 ? Ne peut-on considérer que séduire l'autre par exemple, c'est toujours manipuler pour le meilleur ou pour le pire ? Et lorsque persuader ou influencer l'autre se fait au nom d'une bonne intention, de la défense d'une cause noble, la taxera-t- on de manipulation ? Pourquoi on n'a pas dit de Barak Obama que c'était un manipulateur, alors que ce fut dit de Nicolas Sarkozy ? Ces questions conduisent à se demander si la manipulation doit être prise dans un sens large (tout est manipulation) ou dans un sens plus particulier, comme une variante spécifique d'une catégorie qui l'englobe ? Déjà pour Platon, la rhétorique était un art de la manipulation à condamner, ce qui lui fait critiquer les Sophistes. Pour Aristote, il s'agissait d'une technique, mais pour dire le bien, le juste et le vrai. Pour la pragmatique de Wittgenstein et des anglo-saxons, tout énoncé est porteur d'un sens implicite que l'interlocuteur, ou l'auditoire, doit découvrir par inférence (les "actes indirects"), et de ce fait il est destiné à avoir un effet illocutoire ; ce pourrait être là une marque de manipulation. On sait également que pour un sémioticien comme Greimas, tout "programme narratif" est manipulatoire. Dans une telle perspective généralisante, tout discours de persuasion serait manipulatoire et donc non discriminant. C'est donc à un travail de catégorisation que je vais me livrer pour tenter de cerner cette notion en tant que discours. 1. Cadre d'analyse Pour cadrer mon analyse d'un point de vue théorique, je partirai d'une série de propositions que j'ai déjà développées dans divers écrits : 1 C'est le cas du «révisionnisme». Les révisionniste de la Shoa disent que les autres manipulent les chiffres, et ces autres disent que les révisionnistes manipulent les esprits. 2 -) Il n'est pas de relations sociales qui ne soient marquées par des rapports d'influence ; -) ces rapports d'influence se jouent dans le langage selon un principe d'altérité (il n'y a pas de Je sans Tu). La conséquence en est que : (i) la prise de conscience de soi comme sujet communicant dépend de la possibilité de reconnaître l'existence d'un autre dans sa différence identitaire de sujet parlant ; (ii) cette différence identitaire représente pour chacun des sujets en présence une menace possible, ce qui implique des stratégies de résolution de ce problème par des processus de régulation ; -) du point de vue discursif, tout acte de langage se réalise dans une situation de communication normée, laquelle constitue l'enjeu de l'échange, et apporte des contraintes de mise en scène (contrat de communication et instructions discursives) ; cette situation avec son enjeu définit en même temps la position de légitimité des sujets parlant, le : «au nom de quoi on parle» ; -) mais la légitimité n'étant pas le tout de l'acte de langage, il faut que les sujets parlants gagnent en crédibilité et sachent capter l'interlocuteur ou le public. Il est donc conduit à jouer d'influence en usant de stratégies discursives dans quatre directions : (i) le mode de prise de contact avec l'autre et le mode de relation qui s'instaure entre eux ; (ii) la construction de l'image du sujet parlant (son ethos) ; la façon de toucher l'affect de l'autre pour le séduire ou le persuader (le pathos). On envisagera en premier lieu ce que sont les conditions situationnelles de production d'un acte de langage persuasif qui contraignent le sujet parlant, puis ce que sont les stratégies discursives auxquels il peut avoir recours pour influencer son auditoire, pour circonscrire ensuite l'espace dans lequel se meut le discours manipulatoire. 2. Les situations d'incitation à faire Un acte de langage qui cherche à persuader met en œuvre une visée d'«incitation» qui correspond à une intentionnalité psychosocio-discursive d'influence de l'auditoire. Cette visée se définit selon un certain nombre de critères : l’intention pragmatique du Je vis-à-vis du Tu, sa position de légitimité, et la position que du même coup il attribue au Tu. Ainsi, dans la visée d’«incitation», le Je veut faire faire (faire penser ou faire dire) quelque chose à Tu, comme dans une visée de «prescription»2, mais ici, le Je n'est pas en position d’autorité, il ne peut pas obliger à faire, seulement inciter à faire. Il doit alors avoir recours à un faire croire, dans l'espoir que le Tu y adhère et agisse (ou pense) dans la direction souhaitée par le Je. Le Tu (individu ou public), percevant que le sujet parlant n'est pas en position d'autorité, se trouve alors en position de devoir croire ce qui lui est dit. Pour arriver à cette fin de faire croire et placer l'instance de réception en position de devoir croire, le discours d'incitation s'organise selon un double schème cognitif : narratif et argumentatif3. Le premier permet à l'instance de réception de s'approprier un projet de quête. En effet, une narration n'impose rien, elle ne fait que proposer un imaginaire de quête dont 2 Voir : “Visées discursives, genres situationnels et construction textuelle”, in Analyse des discours. Types et genres : Communication et interprétation, Actes du colloque de Toulouse, Éditions Universitaires du Sud, Toulouse. 3 Pour ces modes d'organisation, voir notre Grammaire du sens et de l'expression, Hachette, Paris, 1992. 3 l'interlocuteur pourrait, s'il le veut, en être le héros, sous la forme d'un récit qui dirait, du moins implicitement : «vous avez un manque que vous cherchez à combler > vous pouvez/devez partir à la quête du comblement de ce manque dont vous serez le bénéficiaire > voici le moyen qui vous permettra de combler ce manque». Schème narratif classique du conte populaire que l'on retrouve dans tous les discours de propagande. Le second, schème argumentatif, s'impose à l'instance de réception : il impose un mode de raisonnement et des arguments pour lever des objections possibles au regard du schème narratif précédent. Objection par rapport à l'objet de quête : le récepteur peut estimer qu'il n'est pas concerné par celui-ci ; il s'agit alors de lui imposer l'idée qu'«il ne peut pas ne pas vouloir cet objet de quête», qu'il est nécessairement concerné par lui. Objection par rapport au moyen proposé pour réaliser la quête : dans l'hypothèse où le récepteur accepterait d'être concerné, il peut estimer qu'il y a d'autres moyens d'obtenir sa quête que celui qui lui est proposé ; il s'agit alors d'imposer l'idée que «seul le moyen proposé lui permettra de réaliser sa quête». C'est ce que dit tout discours publicitaire : (i) «vous avez un manque (vieillissement) qui vous incite à poursuivre une quête de réparation de ce manque (lutter contre le vieillissement)» ; (ii) «vous ne pouvez pas ne pas vouloir cette quête»; (iii) «le moyen que je vous propose permet de combler ce manque» (cette crème anti-rides) ; (iv) «seul ce moyen vous permet d'obtenir votre quête». 3. La persuasion sociale : la parole sur la scène publique La visée d'incitation peut s'exercer entre des interlocuteurs qui se trouvent dans un rapport interpersonnel. Mais elle peut également s'exercer entre des sujets collectifs dans l'espace public. C'est le cas qui nous intéresse ici, et il convient dès lors de décrire les caractéristiques de la parole lorsque celle-ci circule dans cet espace. Le rapport d'échange s'établit entre des instances qui sont collectives : le sujet qui parle peut être une personne en particulier, mais c'est toujours une personne en tant qu'elle représente un collectif plus ou moins homogène (une entité politique derrière tel homme ou telle femme politique, une entité commerciale derrière telle affiche publicitaire) ; quant au récepteur, il représente, lui aussi, sous des configurations diverses, un public. Dans l'espace public, la parole circule entre quatre instances liées réciproquement : - une instance de production qui est légitimée par la norme sociale dans son «droit à persuader» : droit à vanter un produit (pour faire acheter), droit à vanter un projet politique (pour faire uploads/Marketing/ discours-manipulation-texte-lyon.pdf
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- Publié le Apv 29, 2022
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