ENZO TRA VERSO AUSCHWITZ ET HIROSHIMA Notes pour un intellectuel de Günther And

ENZO TRA VERSO AUSCHWITZ ET HIROSHIMA Notes pour un intellectuel de Günther Anders Juifs et« hommes sans monde» Dans une longue interview autobiographique réalisée en 1979, Günther Anders (Stern) indiquait les quatre tournants majeurs qui avaient orienté sa vie et marqué son itinéraire intel- lectuel : la Première Guerre mondiale, qu'il vécut en adolescent mais qui lui permit d'avoir une première perception des mas- sacres de masse lorsqu'il vit, en Alsace, « les soldats mutilés» et les humiliations infligées aux civils; la montée au pouvoir du national-socialisme, en 1933, qui l'obligea à s'exiler; le génocide des Juifs d'Europe pendant la Deuxième Guerre mondiale; enfin la bombe atomique sur Hiroshima, en 1945'. Si les trois premiers événements avaient fait de lui un écrivain, le qua- trième, à ses yeux profondément imbriqué aux précédents, fixait le début d'une ère nouvelle, une sorte de Tag Nul! pour l'huma- nité tout entière, qui découvrait pour la première fois la possibi- lité concrète de son anéantissement. A partir de ce moment, Günther Anders consacrera le reste de sa vie à dénoncer cette terrible menace, dans la plupart des cas isolé comme une 1. Interview de G. Anders par Mathias Greffrath (1979), «Wenn ich verz- weifelt bin, was geht's rnich an ? », in Das Günther Anders Lesebuch, Diogenes, Zürich, 1984, pp. 313-314 «< Si je suis désespéré, qu'est-ce que cela peut bien faire? », Austriaca, nO 35, 1992, pp. 43-44). 7 Cassandre prêchant dans le désert. Il ne menait sa bataille de prophète du désespoir ni en tant que représentant d'une com- munauté ni en tant que porte-parole d'un mouvement politique, mais simplement en tant qu'intellectuel engagé, ou plutôt en sa qualité de citoyen du monde, vivant dans une condition d'exil permanent à New York, à Los Angeles ou encore à Vienne, autant de villes et de pays qui ne furent jamais sa véritable patrie. « Citoyen du monde » n'est peut-être pas une définition tout à fait appropriée; il faudrait sans doute parler de « homme sans monde » (Mensch ohne Welt), selon la tradition qu'il attribuait à Kafka, Brecht, Dûblin et Grosz et dans laquelle il s'inscrivait implicitement'. La judéité demeurait néanmoins la source ultime de son Heimatlosigkeit consciente et assumée. Il n'essaya jamais de la cacher et il y revint à plusieurs reprises, tout au long de sa vie. Il est bien vrai qu'il ne renonça pas à son pseudonyme - imposé à l'époque de Weimar par l'éditeur du Borsen-Courier, le journal auquel il collaborait avec ses critiques littéraires - à la sonorité moins juive que son vrai nom, Stern, mais au fond ce nom emprunté - Anders : autre - résumait assez bien son statut d'étranger et de sans-patrie, voire son « acosinie ». Le traumatisme de l'exil et la rupture de civilisation consom- mée à Auschwitz l'avaient préparé à reconnaître la césure histo- rique symbolisée par Hiroshima. C'est donc en tant que Juif qu'il interpréta le xx' siècle sous le signe de la catastrophe, une catastrophe désormais presque sans retour. En 1978, il consacra au thème de sa judéité un essai passionnant où, par le biais d'une simple anecdote personnelle, il tissait la trame rattachant indis- sociablement Auschwitz et Hiroshima, l'extermination du peuple juif et la nouvelle menace de destruction totale planant sur l'humanité. C'était en 1958 et il se trouvait au Japon, sur la place du marché de Kyoto; il intervenait devant une audience 2. Cf. G. Anders, Mensch ohne Welt. Schriften zur Kunst und Literatur, C.H. Beck, München, 1984. 8 où l'on remarquait de nombreux moines bouddhiques et il affir- mait que la tragédie d'Hiroshima nous concernait tous, car elle pouvait désormais se répéter à l'échelle du monde entier. Il éprouva alors le sentiment que ses mots étaient suggérés par « les prophètes de malheur de l'Ancien Testament », pionniers d'une noble lignée à laquelle il n'hésitait pas 8. ajouter les figures de Jésus et de Karl Marx3• Dans l'interview autobiographique citée plus haut, Anders reconnaissait sa dette intellectuelle à l'égard de la « symbiose judéo-allemande », l'univers culturel au sein duquel il s'était formé et qui avait façonné son style de pensée. Il s'agissait tout d'abord de la langue - pendant l'exil, il écrira quelques articles en français et en anglais, mais il admettra ne pouvoir exprimer sa pensée dans toutes ses nuances qu'en allemand - et aussi d'un état d'esprit ouvert et constamment poussé vers une attitude anticonformiste. L'héritage de l'assimilation qui avait suspendu les Juifs allemands dans une position unique et étrange, à mi- chemin entre religiosité et athéisme, était perçu par Anders comme la source d'une exceptionnelle liberté d'esprit. Constamment renvoyés à leur judéité par l'antisémitisme ambiant, ils affichaient néanmoins leur athéisme et leur attache- ment à l'universalisme de l'Aufklarung, bâtissant ainsi ce qu'il appelait « la tradition de l'anti-traditionalisme4 ». Né en 1902 à Breslau, en Silésie, fils du psychologue William Stern, cousin de Walter Benjamin et époux de Hannah Arendt de 1929 à 1936, Günther Anders appartenait à la dernière géné- ration de l'intelligentsia judéo-allemande formée sous la République de Weimar. Son père, un célèbre psychologue, était un représentant typique du judaïsme libéral et assimilé qui avait salué l'acquittement du capitaine Dreyfus comme un triomphe de la justice. Il ne fréquentait pas la synagogue mais avait 3. G. Anders, « Mein Judentum » (1974), Das Günther Anders Lesehich, op. cit., p. 237. 4. Ibidem, p. 242. Sur la judéité de G. Anders, voir aussi Jacques Le Rider, « Günther Anders ct l'identité juive », Alistriaca, op. cit., pp. 87-99. 9 renoncé à une chaire universitaire par refus de se soumettre à une « petite formalité» telle que la conversion au christianisme. Pendant les années vingt, Günther Stern étudia la philosophie dans différentes universités allemandes, de Hambourg à Fribourg et à Heidelberg, sous la direction d'Ernst Cassirer et Edmund Husserl, Martin Heidegger et Paul Tillich. Hans Jonas, avec lequel il se lia d'amitié à Fribourg, reconnaissait en lui « l'aura du génie5 ». Il croisa le milieu de l'École de Francfort qui venait alors de se constituer et il envisagea même d'y soute- nir sa thèse d'habilitation sur la philosophie de la musique. Les perspectives d'une carrière universitaire se révélèrent très rapi- dement fort difficiles, non seulement à cause de l'hostilité des milieux académiques à l'égard d'un jeune philosophe fort indé- pendant, juif et gauchiste de surcroît, mais aussi à cause des cri- tiques d'Adorno, qui réussit, grâce à son attitude de supériorité hautaine, à s'attirer une antipathie durable de la part de Hannah Arendt. Il renonça donc à présenter son Habilitationschrift et s'installa à Berlin, où il gagna sa vie grâce à une activité de cri- tique littéraire. Il écrivit surtout pour le quotidien Borsen- Courier dans lequel il avait été introduit par BertoIt Brecht, tandis que sa femme travaillait à sa biographie de Rahel Levin- Varnhagen. Cette condition d'intellectuel marginal, véritable incarnation de ce que, exactement à la même époque, Karl Mannheim théorisait comme une « intelligentsia librement flot- tante» (freischwebende Intelligenz), ne fut pas sans consé- quences sur sa réflexion philosophique. En 1929, à Francfort, devant un public dont faisaient partie Adorno, Arendt, Mannheim et Tillich, il présentait déjà un exposé sur 1'« "acos- mie" de l'homme» (Die Weltfremdheit des Menschen), qu'il devait réélaborer, quelques années plus tard, en français, sous forme de deux articles parus dans la revue Recherches philoso- phiques sous le titre « Une interprétation de l'a posteriori» et 5. E. Young-Bruehl, Hannah Arendt. For Love of the World, Yale University Press, Yale, 1982, p. 60. 10 « Pathologie de la liberté. Essai sur la non-identification ». Ces deux essais, dont le premier fut traduit par Emmanuel Levinas, et qui semblent par ailleurs avoir exercé une influence non négli- geable sur la formation de l'existentialisme sartrien, se situaient encore à l'intérieur de l'horizon philosophique heideggerien. L'ontologie de Sein und Zeit était la toile de fond de concepts tels que «non-identification» ou «liberté », par lesquels le jeune Günther Stern définissait la modalité d'appartenance de l'homme au monde et la découverte des limites intrinsèques de sa liberté, à savoir celle d'un être qui« s'expérimente en tant que non-posé-par-soi », d'où découle un inévitable sentiment de « honte », perçue essentiellement comme une « honte de l'ori- gine ». L'élément personnel que Anders ajoutait à ce diagnostic était la recherche d'un « esprit de fugue» comme le corollaire inévitable de cette condition existentielle de l'humanité aliénée6• Ce qu'il importe ici de souligner, c'est le fait que déjà avant l'exil, au crépuscule de Weimar, le jeune Anders semblait affir- mer son destin d'intellectuel heimatlos et « sans attaches ». Pendant les premiers mois de 1933, au début de son séjour parisien, Anders écrivit Learsi, une nouvelle où, sous la forme d'une métaphore littéraire, il décrivait la condition de l'exil et tirait le bilan du processus d'assimilation juive en Allemagne. Comme les personnages de Kafka, Learsi n'a pas des origines bien définies, on sait seulement qu'il vient d'une terre lointaine, la Bochotie, et tous ses actes témoignent de sa quête acharnée uploads/Philosophie/ auschwitz-et-hiroshima-poru-traverso-pdf.pdf

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