STÉPHANE LUPASCO – DU MONDE QUANTIQUE AU MONDE DE L’ART Basarab NICOLESCU 1. In
STÉPHANE LUPASCO – DU MONDE QUANTIQUE AU MONDE DE L’ART Basarab NICOLESCU 1. Introduction Dans la décennie 1950-1960, un nom fait son entrée fulgurante dans le monde de l’art : Stéphane Lupasco (1900-1988). Pourtant il venait de très loin – du monde quantique, celui de l’infiniment petit et de l’infiniment bref. Comment peut-on expliquer ce phénomène insolite ? Lors d’un entretien de 1952, André Parinaud demande à André Breton : « Vous ne pensez donc pas que les sciences physiques qui, depuis cinquante ans, modifient la structure de notre conception du monde, ont influencé l’œuvre des artistes ? ». André Breton lui répond : Je témoigne que les artistes ont été unanimes, ou peu s’en faut, à se dé- sintéresser de la théorie des Quanta et de la mécanique de Heisenberg […]. Je vous accorde que les ponts ne sont pas absolument rompus, grâce à quelques penseurs comme Gaston Bachelard, à qui le surréalisme doit, notamment, de pouvoir se mirer dans un « surrationalisme », et à Stéphane Lupasco, qui, non seulement a remis l’affectivité en honneur sur le plan philosophique, mais, encore, au terme de son Essai d’une nouvelle théorie de la connaissance, exauçant tout particulière- ment le vœu des poètes, a substitué au principe de non-contradiction le principe de complémentarité contradictoire1. Breton fait ici référence à l’Essai d’une nouvelle théorie de la connaissance, qui est le titre du 2e tome du premier livre de Lupasco, Du devenir logique et de l’affectivité, écrit en 19352. 1. André Breton, « Les artistes modernes se soucient moins de beauté que de liberté », Arts, 7 mars 1952, p. 7, propos recueillis par André Parinaud, in André Breton, Entretiens (1913-1952), Gallimard, « Le Point du Jour », 1952, p. 296-297. 2. Stéphane Lupasco, Du devenir logique et de l’affectivité, Vol. I - « Le dualisme antagoniste et les exigences historiques de l’esprit », Vol. II - « Essai d’une nouvelle théorie de la connaissance », Vrin, 1935 ; 2e édition : 1973 (thèse de doctorat). 181 Avant de tenter de répondre à la question que nous avons formulée, il convient de décrire brièvement les fondements de la philosophie de Lupasco. La physique quantique contient le germe d’une révolution conceptuelle sans précédent à l’époque moderne. Il ne s’agit pas seulement de boule- verser notre image du monde, mais plutôt de reconnaître un potentiel de vie et de transformation concernant notre monde, notre univers et, en dernier ressort, notre propre place dans l’univers. Ce fait a été pleinement ressenti par les physiciens qui ont fondé la physique quantique : Planck, Einstein, Bohr, Heisenberg, Pauli, Schrödinger, Fermi, Dirac, Born, de Broglie. Leurs débats passionnés et passionnants prouvent amplement qu’ils étaient conscients d’avoir touché quelque chose qui dépassait de loin le cadre étroit de la physique. Pourtant leurs controverses sont restées, dans une large mesure, en vase clos. La philosophie contemporaine, trop tributaire de son fonde- ment littéraire, avait du mal à admettre que la science pouvait contribuer à la connaissance de l’homme lui-même. De plus, la compréhension des éventuelles conséquences de la physique quantique passait par un effort d’assimilation d’un formalisme mathématique complexe, effort auquel les philosophes de métier n’étaient pas, de par leur propre formation, prépa- rés. Il n’est donc pas étonnant que les premières tentatives de formulation d’une vision quantique du monde s’effectuèrent en marge du mouvement philosophique contemporain, grâce aux travaux d’un physicien, Niels Bohr ; d’un ingénieur, Alfred Korzybski ; et d’un épistémologue de for- mation scientifique, Stéphane Lupasco. On peut ainsi constater l’apparition, dans la première moitié de ce siècle, de trois directions prin- cipales : 1. celle de Bohr, convaincu que le principe quantique de complé- mentarité pouvait constituer le point de départ d’une nouvelle épistémo- logie, embrassant aussi bien la physique que la biologie, la psychologie, l’histoire, la politique ou la sociologie ; 2) celle de Korzybski, proposant un système de pensée non-aristotélicien, à une infinité de valeurs ; 3) celle de Lupasco, fondée sur la logique d’antagonisme énergétique. Dans ce contexte, les travaux de Stéphane Lupasco occupent une place à part. Lupasco est le seul qui a réussi à identifier une loi d’invariance, permettant, en principe, l’unification des différents domaines de la connaissance. 182 2. Qui tient la contradiction tient le monde La conviction que les résultats les plus généraux de la science doivent être intégrés dans toute démarche philosophique traverse, comme un axe, l’œuvre entière de Lupasco. Une des meilleures illustrations de la logique antagoniste de Lupasco est fournie par l’évolution historique de sa propre pensée philosophique. Cette pensée se place sous le double signe de la discontinuité avec la pensée philosophique constituée et de la continuité (cachée, car inhérente à la structure même de la pensée humaine) avec la tradition. Elle a comme double source la logique déductive, forcément associative et l’intuition qui, elle, n’est pas associative. Enfin, à un niveau plus fin, on peut déceler cette démarche antagoniste dans les grandes éta- pes qui ont marqué la constitution de la philosophie de Lupasco. Le prin- cipe du dualisme antagoniste est pleinement formulé dès 1935, dans sa thèse, Du devenir logique et de l’affectivité. Il a comme point de départ une méditation approfondie sur le caractère contradictoire de l’espace et du temps, révélé par la théorie de la relativité restreinte d’Einstein, théorie qui constitue l’apogée de la physique classique. Les notions d’actualisation et de potentialisation sont déjà présentes, même si elles ne sont précisées que graduellement au niveau de la compréhension, mais aussi au niveau termi- nologique. Un deuxième pas est franchi avec L’Expérience microphysique et la pensée humaine, paru en 19403. Dans ce livre, Lupasco assimile et généralise l’enseignement de la physique quantique dans une véritable vision quanti- que du monde. Les relations de Heisenberg donnent un éclairage tout à fait saisissant à la dynamique des particules quantiques4. Selon l’interprétation de Lupasco, l’actualisation de la localisation spatiale entraîne la potentialisation de la quantité de mouvement et l’actualisation de la localisation temporelle en- traîne la potentialisation de l’extension en énergie. Le concept d’identité d’une particule, dans le sens classique du terme, n’est donc plus valable dans le monde quantique. La contradiction entre l’identité et la non-identité, contradiction inhé- rente au monde de l’infiniment petit, au monde des particules, est acceptée 3. Stéphane Lupasco, L’expérience microphysique et la pensée humaine, P.U.F., Paris, 1941 (une édition préliminaire a été publiée en 1940 à Bucarest, à la Fundatia Regala pentru Litera- tura si Arta) ; 2e édition : Le Rocher, Collection « L’esprit et la matière », Monaco, 1989, préface de Basarab Nicolescu. 4. Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, voir le chapitre dédié aux travaux de Lupasco « La génèse trialectique de la Réalité », Le Mail, 1985 ; 2e édition : Rocher, Col- lection Transdisciplinarité, Monaco, 2002. 183 par Lupasco comme une donnée inévitable de l’expérience et comme si- gne d’une relation révélatrice entre progrès et contradiction. Cette accep- tation était la conséquence d’un acte de courage intellectuel et moral dans un monde fortement dominé par l’image du réalisme classique. Lupasco saisit, en toute son ampleur, la portée universelle de la découverte de Planck. Il voit dans cette émergence soudaine de la discontinuité le signe annonciateur d’un changement du cours de l’Histoire. Lupasco se sent ainsi fondé à formuler la question capitale, celle de l’extrapolation d’une idée scientifique à la Réalité dans sa globalité. Le concept d’antagonisme contradictoire, qui a surgi de la science, peut, en retour, éclairer certains aspects obscurs de la science elle-même. Dans le même livre L’Expérience microphysique et la pensée humaine, Lupasco saisit l’importance philosophique du principe d’exclusion de Pauli, véritable principe d’individuation dans le monde évanescent des particules. Une particule est définie généralement comme un ensemble de propriétés intrinsèques, appelées nombres quantiques et une certaine énergie impul- sion lui est associée. Les particules peuvent être classées en fermions – particules de spin demi-entier (par exemple, l’électron ou le proton) et bosons – particules de spin entier (par exemple, le photon ou le pion). Le principe de Pauli postule que deux fermions, même s’ils ont les mêmes nombres quantiques (ils sont donc identiques) s’excluent pourtant mu- tuellement. Autrement dit, il ne peut pas y avoir plus d’un fermion dans un état quantique déterminé. C’est ainsi (par l’application du principe de Pauli au cas des électrons) que la richesse des éléments chimiques obser- vés dans la nature est engendrée. Le principe de Pauli introduit donc une différence dans l’identité supposée des particules, une tendance vers l’hétérogénéisation dans un monde qui semble superficiellement voué à l’homogénéisation. Enfin, le dernier pas décisif est franchi en 1951, avec Le Principe d’antagonisme et la logique de l’énergie5, qui représente l’essai d’une formalisa- tion axiomatique de la logique de l’antagonisme. Cette formalisation est importante pour la cristallisation de la pensée de Lupasco, car elle intro- duit une rigueur, une précision sans lesquelles cette pensée pouvait être considérée comme une immense rêverie, fascinante mais floue. Il y a une peur instinctive, venant du tréfonds de notre être, devant l’acceptation du principe du tiers inclus - il existe uploads/Philosophie/ basarab-nicolescu-stephane-lupasco-du-monde-quantique-au-monde-de-l-x27-art 1 .pdf
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- Publié le Mar 03, 2022
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