Recueil Dalloz 1995 p. 331 Portalis philosophe (1). Bruno Oppetit « Le droit es

Recueil Dalloz 1995 p. 331 Portalis philosophe (1). Bruno Oppetit « Le droit est de tous les domaines de la vie sociale celui où la spéculation philosophique s'est le moins exercée de nos jours. Elle s'est donnée carrière en politique, en morale, en esthétique, en économie politique ; mais les codes lui ont fait peur, elle a laissé le droit aux juristes... y aurait-il entre l'esprit juridique et l'esprit philosophique quelque incompatibilité de nature ? » (2). Ce jugement du grand sociologue reste encore assez largement exact un siècle plus tard. Et pourtant, il ne manque pas de questions fondamentales soulevées par l'étude du droit qui comportent « implicitement l'obligation pour les juristes d'avoir une philosophie » (3). Mais la pensée juridique reste résolument orientée, en France en particulier, vers l'approfondissement technique et la spécialisation la plus poussée et se soucie assez peu, dans l'ensemble, d'intégrer une réflexion philosophique dans la prospective législative ou l'analyse juridique. Portalis offre l'exemple trop rare d'un juriste de formation et de vocation, praticien éminent du Palais autant qu'expert dans l'art législatif, titulaire des plus hautes charges de l'Etat, qui réunit en sa personne l'esprit juridique et l'esprit philosophique. Ses talents et son oeuvre de juriste sont certes plus connus que ses conceptions philosophiques ; l'homme d'action, unanimement célébré, s'est acquis des titres durables à la reconnaissance de la nation pour le rôle essentiel qu'il a joué dans l'élaboration de deux oeuvres majeures de paix civile, le Concordat et le Code civil ; l'homme de réflexion, en revanche, n'a pas connu une postérité aussi glorieuse : ses écrits philosophiques n'ont pas eu le même retentissement ni la même diffusion que ses propos de législateur. Et pourtant la connaissance de l'itinéraire intellectuel de Portalis et de la structuration de sa pensée philosophique semble indispensable à la compréhension du sens et des ressorts de son action, car on peut dire qu'il a puisé dans sa culture et sa réflexion la hauteur de vues et la sagesse dont toute son oeuvre d'homme d'Etat porte l'empreinte. A peine est-il besoin de rappeler les grandes étapes de sa vie, ses éclatantes qualités intellectuelles et sa personnalité si attachante (4). Enfant de la Provence, après de brillantes études chez les Oratoriens de Marseille et à l'Université d'Aix-en-Provence, où il reçut sa formation juridique, il devint avocat au Parlement de Provence, où il s'illustra, très vite, par son éloquence et sa science du droit, à la faveur de quelques grandes affaires, telles celles plaidées contre l'Ordre de Malte ou encore contre Mirabeau. Parallèlement, il accomplit pour le compte de sa province plusieurs missions d'intérêt public qui lui permirent notamment de découvrir Paris et d'être reçu par tous les grands personnages de l'époque. En outre il rédigea de nombreuses consultations, telle celle sur le mariage civil des protestants, qui devait passer dans l'Edit de tolérance de 1787 et qui lui assura une grande notoriété. Le déclenchement de la Révolution française allait marquer pour Portalis le temps des épreuves, avant de la conduire sous le Consulat et l'Empire à la grande consécration. Dès 1792, dans le climat insurrectionnel que connaît la Provence, Portalis, inscrit sur la liste des émigrés sans doute à la suite d'une confusion avec son frère, doit s'éloigner d'Aix-en-Provence ; il s'installe à Lyon, qu'il est obligé d'abandonner à la suite de dénonciations, et il vient à Paris où, victime de la délation, il est incarcéré et n'échappe que miraculeusement au Tribunal révolutionnaire et à l'échafaud, sauvé par des interventions providentielles et surtout par la survenance du 9 thermidor. C'est alors que devait véritablement s'amorcer la carrière publique de Portalis. Elu au corps législatif, il est porté à la présidence du Conseil des Anciens, où il conquit très vite une grande autorité par ses talents d'orateur et de juriste ainsi que par la volonté d'apaisement qu'il manifesta lors des épisodes aussi tumultueux et passionnels que furent l'affaire des émigrés naufragés de Calais ou celle des prêtres réfractaires. Mais les difficultés politiques du Directoire, annonciatrices d'une probable restauration des Bourbons, allaient déboucher sur le Coup d'Etat du 18 fructidor (4 sept. 1797), destiné à éliminer les modérés et à conjurer tout risque de rétablissement de la monarchie, comme le sera d'ailleurs aussi un peu plus tard le 18 brumaire. Visé par une mesure de proscription, Portalis décide de quitter la France. Accompagné de son fils aîné - le futur premier président de la Cour de cassation - il passe en Suisse ; il va à Bâle, où Necker et Mme de Staël lui font savoir qu'il sera le bienvenu à Coppet, s'attarde à Zürich, où Lavater lui fait bon accueil. Mais la Révolution gagne aussi la Suisse : Portalis poursuit alors son errance vers la Brisgau, à Fribourg où il rencontre Mallet du Pan, puis se rend en Souabe, à Tubingue, où il fait visite à Narbonne et à Suard. Enfin, son ami Mathieu Dumas l'appelle en Hosltein, à Emkendorff, où le comte et la comtesse de Reventlow vont lui offrir l'hospitalité pendant près de deux années. Ce séjour représentera un moment décisif dans la formation intellectuelle de Portalis ; grâce à cette pause forcée, il dispose du temps nécessaire pour se familiariser avec des courants d'idées qu'il connaissait peu ou mal - et tout spécialement la pensée allemande - et surtout du recul indispensable pour porter un jugement critique sur son époque, si fertile en bouleversements et en bouillonnements d'idées. Portalis a la chance d'évoluer « dans un milieu disert et tolérant, où l'on s'efforce de se tenir à égale distance de l'obscurantisme et des surenchères novatrices » (5) ; il rencontre beaucoup de grands noms de la littérature ou de la philosophie dans un cadre propice à l'échange et à l'enrichissement mutuel. Et Portalis va alors ressentir un besoin propre à l'émigré, ainsi que cela a été décrit avec beaucoup de finesse : dans le dépouillement de l'âme qu'apporte la solitude, « la grande issue de l'émigré, c'est écrire, se libérer de lui-même, de ses impressions, des idées nouvelles qui l'assaillent, en se transcrivant, en les transcrivant » (6). Portalis met à profit ses loisirs pour dicter à son fils - car il était déjà très menacé par la cécité - le texte d'un important ouvrage, dédié aux époux de Reventlow, qui ne sera d'ailleurs édité qu'en 1820, bien après sa mort, et dont le titre évoque bien le sens de sa réflexion générale : De l'usage et de l'abus de l'esprit philosophique durant le XVIIIe siècle (7). C'est à ce texte de base, complété par nombre d'écrits divers (discours, rapports), qu'il convient de s'attacher pour dégager les idées philosophiques de Portalis. Comment caractériser cette pensée ? sans doute par deux traits essentiels : - Par sa culture, ses lectures étendues, sa curiosité d'esprit, ses voyages, ses rencontres, sa participation aux diverses phases de la Révolution, son insertion dans la vie publique, Portalis est très représentatif de son époque : il nous informe admirablement sur les courants d'idées qui ont traversé son siècle et leur résonance dans les différents milieux, sur le « fonds commun intellectuel » et l'état d'esprit philosophique de son temps. Dans une période de transition, marquée par un enchevêtrement de conceptions variables et opposées, Portalis occupe une ligne de crête d'où il s'efforce de dominer les systèmes de pensée et d'en extraire les ressorts de l'évolution historique ; - Des écrits de Portalis tend à se dégager une pensée qui se donne pour ferme et assise sur des fondements profonds ; cette impression est accentuée par l'aisance, le style et le rythme de l'exposition. Mais, au-delà du chatoiement des formules, l'abondance des sujets abordés, le foisonnement des thèmes, l'entrechoc des idées générales créent souvent chez le lecteur le sentiment d'une complexité excessive née de l'amas trop considérable d'éléments disparates. Son modérantisme foncier, hérité de Montesquieu, son aversion pour les « systèmes » conduisent Portalis à prêter une égale attention à toutes les causes qui ont pu s'entremêler dans la genèse d'un phénomène (8). Ce respect pour toutes les interactions confine fréquemment à la contradiction : « il n'y a aucune affirmation qui ne soit limitée par une autre qui lui est contraire » (9). Mais peut-être aussi doit-on voir dans cette attitude la manifestation d'un syncrétisme alors très répandu : « la pensée française dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle n'est ni rationnelle ou philosophique, ni scientifique ou expérimentale, ni sensible ou mystique : elle est tout cela à la fois, suivant les milieux ou les gens, et parfois dans les mêmes milieux et chez les mêmes gens » (10). On s'emploiera à vérifier ces remarques générales en examinant tour à tour trois thèmes récurrents dans la pensée de Portalis : les mérites et les limites de l'esprit philosophique (I), le rôle du temps et de l'histoire (II), l'invocation à la nature (III). I. - La pensée du XVIIIe siècle a été très largement inspirée par l'idéologie, entendue comme la science des idées, les idées étant les produits de la faculté de penser. L'Ecole des uploads/Philosophie/ brune-oppetit-portalis-philosophe-pdf.pdf

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