Séance du 15 février 1923 LA MENTALITÉ PRIMITIVE M. Lévy-Bruhl propose à la Soc

Séance du 15 février 1923 LA MENTALITÉ PRIMITIVE M. Lévy-Bruhl propose à la Société l'examen des considérations suivantes : «Mentalité primitive» est une expression vague, et même impropre, puisque nous ne connaissons pas de primitifs au sens précis du mot. Mais il est commode de désigner ainsi, d'une manière générale, les façons de sentir, de penser et d'agir communes aux sociétés inférieures. Étudiée dans ses représentations collectives, la mentalité primitive paraît être essentiellement mystique et prélogique, ces deux caractères pouvant être regardés comme deux aspects d'une même tendance fondamentale. 1° Mystique. – De même que le milieu social où vivent les primitifs est différent du nôtre, le mode extérieur qu'ils perçoivent diffère aussi de celui que nous percevons. Quel que soit l'objet qui se présente à eux, il possède des propriétés occultes sans lesquelles ils ne se le représentent pas. Il n'y a pas, pour eux, de fait proprement physique. La distinction du naturel et du surnaturel n'existe guère à leurs yeux. Ils ont une foi entière en la présence et en l'action de forces invisibles et généralement inaccessibles aux sens, qui se font sentir de toutes parts. L'ensemble des êtres invisibles est inséparable de celui des êtres visibles. Le premier n'est pas moins immédiatement présent que l'autre. Entre la conception d'esprits qui sont comme de véritables démons ou dieux, et la représentation à la fois générale et concrète d'une force diffuse dans les êtres et les objets, telle que le mana, il y a place pour une infinité de formes intermédiaires, les unes plus précises, les autres plus fuyantes, plus vagues, à contours moins définis, quoique non moins réelles pour une mentalité mystique. 2° Prélogique. – Ce terme, employé faute d'un meilleur, ne signifie pas que la mentalité primitive constitue une sorte de stade antérieur, dans le temps, à l'apparition de la pensée logique. La mentalité primitive n'est pas antilogique ; elle n'est pas non plus alogique. En l'appelant prélogique, j'ai seulement voulu faire entendre qu'elle ne s'astreint pas, comme la nôtre, à éviter la contradiction, même flagrante. Elle ne s'y complaît pas gratuitement (ce qui la rendrait régulièrement absurde à nos yeux). Mais elle s'y montre indifférente, surtout quand elle obéit, dans ses représentations collectives et dans 632 Philosophie des sciences leurs liaisons, à la loi de participation. D'après cette loi, les objets, les êtres, les phénomènes peuvent être, d'une façon incompréhensible pour nous, à la fois eux-mêmes et autre chose qu'eux-mêmes, présents à. un moment donné en un certain endroit, et présents au même moment à un autre endroit éloigné du premier. D'une façon non moins incompréhensible, ils émettent et ils reçoivent des forces, des vertus, des qualités, des actions mystiques qui se font sentir au loin sans cesser d'être où elles sont. Il va sans dire que les représentations collectives dont il s'agit ne sont pas des faits de connaissance pure, mais qu'elles comprennent des éléments émotionnels et moteurs, comme parties intégrantes et non pas seulement associées, ce qui les rend très difficiles à restituer pour nous. À ces caractères essentiels de la mentalité primitive se rattachent, plus ou moins directement, des ensembles de faits observés dans un grand nombre de sociétés inférieures, par exemple : 1° Les caractères communs du vocabulaire et de la structure de leurs langues, bien que diverses entre elles. 2° Leurs procédés de numération. 3° Leur aversion pour les opérations discursives de l'esprit, et la nature concrète de leurs généralisations. 4° Leur indifférence aux causes secondes, et leur appel immédiat, en toutes circonstances, à des causes mystiques. 5° L'importance que les «primitifs» attachent à la divination sous toutes ses formes. 6° Leur interprétation des accidents, des malheurs, des prodiges, de la «mauvaise mort». 7° Leur misonéisme, etc. Sans prolonger cette énumération, il semble donc que l'analyse des faits confirme l'hypothèse selon laquelle la mentalité primitive aurait son orientation et ses habitudes propres. Ni l'espace, ni le temps, ni la causalité ne seraient tout à fait pour elle ce qu'ils sont pour nous. Bref, pour cette mentalité mystique et prélogique, non seulement les données, mais les cadres mêmes de l'expérience ne coïncideraient pas exactement avec les nôtres. Si les quelques résultats obtenus jusqu'à présent sont exacts, on voit quel intérêt il y aurait à poursuivre l'étude de la mentalité primitive, malgré les difficultés de toutes sortes, trop évidentes, qu'il lui faut surmonter. D'une part, elle constitue une introduction générale utile, sinon indispensable, à l'étude plus particulière des institutions propres à chaque forme définie de société. D'autre part, elle rend possibles, V. Sciences sociales : 22. Lévy-Bruhl (13 février 1923) 633 pour la psychologie, normale et pathologique, et pour la théorie de la connaissance, des comparaisons imprévues et fécondes. DISCUSSION M. X. Léon remercie M. Lévy-Bruhl d'avoir bien voulu s'entretenir avec les membres de la Société française de Philosophie de ses dernières recherches sur la mentalité des primitifs; il considère la discussion qui va s'ouvrir comme le meilleur hommage qu'on puisse rendre à ces remarquables travaux. M. Lévy-Bruhl. – C'est à moi, bien plutôt, d'exprimer mes vifs remerciements à la Société de Philosophie et à son aimable président pour l'occasion qu'ils me donnent de fournir les éclaircissements qu'on voudra bien me demander au sujet de la Mentalité primitive. Je tâcherai de résoudre de mon mieux les difficultés qu'on me signalera, et, pour que la discussion soit aussi ouverte que possible, je m'abstiendrai d'en délimiter moi-même l'objet. Je ne crois pas non plus nécessaire d'apporter ici un résumé des résultats auxquels je suis arrivé. Il serait forcément trop rapide et incomplet, et il n'apporterait rien de nouveau. Peut-être vaudra-t-il mieux vous faire connaître en quelques mots comment je me suis trouvé conduit à me plonger, depuis quelque vingt ans, dans des études anthropologiques auxquelles mes travaux antérieurs ne semblaient pas m'avoir préparé. Comme la plupart des hommes de ma génération, j'ai passé par une période - d'ailleurs assez courte - de chaude admiration pour Herbert Spencer, et en particulier pour ses Principes de Sociologie au moment où ils ont paru. J'ai pris un intérêt plus vit et plus durable aux travaux de Sir James Frazer. La richesse d'information du Golden Bough, les vues nouvelles qu'il ouvrait sur la nature humaine, la liberté d'esprit de l'auteur, et son beau talent d'écrivain, tout dans cet ouvrage m'enchantait en m'instruisant. Plus d'une fois, j'ai fait partager mon enthousiasme à mes élèves de rhétorique supérieure à Louis-le-Grand, et plus tard aux étudiants de la Sorbonne. Puis survint la thèse magistrale de Durkheim, si originale, si riche d'idées, et ses ouvrages qui suivirent, et la création de l'école sociologique française, dont l'oeuvre a été si féconde et l'influence si grande. Toutefois, occupé moi-même à des études d'histoire de la philosophie, je me contentais alors de suivre ce magnifique mouvement d'idées en lecteur et en admirateur passionné, sans songer que je pourrais y collaborer. C'est 634 Philosophie des sciences une sorte de hasard qui m'y a amené, et par une route en apparence assez détournée. Je reçus un jour de M. Chavannes, l'admirable savant dont la mort prématurée a laissé tant de regrets, qui se trouvait alors à Pékin, la traduction en français de trois livres d'un historien chinois. Par curiosité, j'ai voulu les lire : je savais que la traduction était irréprochable, et qu'elle me rendrait la pensée du texte en toute fidélité. Or j'eus beau lire et relire, je ne parvenais pas à découvrir comment les idées de l'auteur s'enchaînaient, et j'en vins à me demander si la logique des Chinois coïncidait bien avec la nôtre. Au cas où la différence serait réelle, il me semblait qu'il y aurait un intérêt philosophique capital à la déterminer, à l'analyser et à en rechercher les causes. Plein de cette idée, je me mis à lire des ouvrages traitant de la religion et la philosophie chinoises, tels que The religious Life of China de M. de Groot, et surtout la traduction des livres sacrés de la Chine, et des œuvres de ses grands philosophes. Mais je me rendis compte assez vite que mon effort était condamné à rester vain. Pour saisir ce que je cherchais dans la mentalité chinoise, il aurait fallu, avant toutes choses, être maître de la langue, pouvoir lire moi-même les textes, en discerner les nuances, et m'entretenir avec les savants du pays. Plus la mentalité que j'avais à étudier était étrangère à celle de l'Occident, moins je pouvais me fier à des traductions pour y entrer. Quant à apprendre le chinois, ni mon âge, ni le temps dont je disposais ne me permettaient d'y penser. Pourtant, de cette tentative avortée, quelque chose subsistait dans mon esprit : l'hypothèse d'une logique différente de la nôtre, née et développée dans des sociétés elles-mêmes différentes. Était-il possible de la soumettre à l'épreuve des faits ? L'Assyrie, l'Égypte, l'Inde me présentaient à peu près les mêmes difficultés que la Chine. Mais ne pouvais-je me tourner du côté des sociétés dites primitives ? J'y trouvais deux avantages importants. En premier lieu, les documents me seraient directement accessibles : c'étaient des relations écrites uploads/Philosophie/levy-bruhl-la-mentalite-primitive-1923.pdf

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