ETUDES Du mythe à la raison LA FORMATION DE LA PENSÉE POSITIVE DANS LA GRÈCE AR
ETUDES Du mythe à la raison LA FORMATION DE LA PENSÉE POSITIVE DANS LA GRÈCE ARCHAÏQUE L A PENSÉE RATIONNELLE a un état civil ; on connaît sa date et son lieu de naissance. C'est au vi e siècle avant notre ère, dans les cités grecques d'Asie Mineure, que surgit une forme de réflexion nouvelle, toute positive, sur la nature. Burnet exprime l'opinion courante quand il remarque à ce sujet : « Les philosophes ioniens ont ouvert la voie, que la science, depuis, n'a eu qu'à suivre * ». La naissance de la philosophie, en Grèce, marquerait ainsi le début de la pensée scientifique, — on pourrait dire : de la pensée tout court. Dans l'Ecole de Milet, pour la première fois, le logos se serait libéré du mythe comme les écailles tombent des yeux de l'aveugle. Plus que d'un changement d'attitude intellectuelle, d'une mutation mentale, il s'agirait d'une révélation décisive et définitive : la découverte de l'esprit 2. Aussi serait-il vain de rechercher dans le passé les origines de la pensée rationnelle. La pensée vraie ne saurait avoir d'autre origine qu'elle-même. Elle est exté- rieure à l'histoire, qui ne peut rendre raison, dans le développement de l'es- prit, que des obstacles, des erreurs et des illusions successives. Tel est le sens du « miracle » grec : à travers la philosophie des Ioniens, on reconnaît, s'incarnant dans le temps, la Raison intemporelle. L'avènement du logos introduirait donc dans l'histoire une discontinuité radicale. Voyageur sans bagages, la philosophie viendrait au monde sans passé, sans parents, sans famille ; elle serait un commencement absolu. Du même coup, l'homme grec se trouve, dans cette perspective, élevé au-dessus de tous les autres peuples, prédestiné ; en lui le logos s'est fait chair. « S'il a inventé la philosophie, dit encore Burnet, c'est par ses qualités d'in- telligence exceptionnelles : l'esprit d'observation joint à la puissance du raisonnement3 ». Et, par-delà la philosophie grecque, cette supériorité quasi providentielle se transmet à toute la pensée occidentale, issue de l'hellénisme. 1. Early greek philosophy, 3e éd., Londres, 1920, p. v. L'ouvrage a été traduit en fran- çais sous le titre : L'aurore de la philosophie grecque. 2. On trouve encore cette interprétation chez Bruno SNELL dont la perspective, pourtant, est historique. Cf. Die Entdeckung des Geistes. Studien zur Entstehung des europâischen Denkens bei den Griechen, Hambourg, 1948. 3. Greek philosophy front Thaïes to Plato, Londres, 1914, p. 10. Comme l'écrit Mlle Clé- mence RAMNOUX, la physique ionienne, selon Burnet, sauve l'Europe de l'esprit religieux d'Orient : c'est le Marathon de la vie spirituelle ( « Les interprétations modernes d'Anaxi- mandre », Revue de Métaphysique et de Morale, n° 3, juil.-sept. 1954). 183 https://doi.org/10.3406/ahess.1957.2623 Downloaded from https://www.cambridge.org/core. Conrad Grebel University College, University of Waterloo, on 31 Dec 2019 at 23:20:49, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. ANNALES I Au cours des cinquante dernières années, cependant, la confiance de l'Occi- dent en ce monopole de la Raison a été entamée. La crise de la physique et de la science contemporaines a ébranlé les fondements, — qu'on croyait définitifs, — de la logique classique. Le contact avec les grandes civilisations spirituellement différentes de la nôtre, comme l'Inde et la Chine, a fait éclater le cadre de l'humanisme traditionnel. L'Occident ne peut plus aujourd'hui prendre sa pensée pour la pensée, ni saluer dans l'aurore de la philosophie grecque le lever du soleil de l'Esprit. La pensée rationnelle, dans le temps qu'elle s'inquiète de son avenir et qu'elle met en question ses principes, se tourne vers ses origines ; elle interroge son passé pour se situer, pour se comprendre historiquement. Deux dates jalonnent cet effort. En 1912, Cornford publie Front religion to philosophy, où il tente, pour la première fois, de préciser le lien qui unit la pensée religieuse et les débuts de la connaissance rationnelle. Il ne revien- dra à ce problème que beaucoup plus tard, au soir de sa vie. Et c'est en 1952 — neuf ans après sa mort — que paraissent, groupées sous le titre Princi- pium sapientiae. The origins of greek philosophical thought, les pages où il établit l'origine mythique et rituelle de la première philosophie grecque. Contre Burnet, Cornford montre que la « physique » ionienne n'a rien de commun avec ce que nous appelons science ; elle ignore tout de l'expéri- mentation ; elle n'est pas non plus le produit de l'intelligence observant directement la nature. Elle transpose, dans une forme laïcisée et sur un plan de pensée plus abstraite, le système de représentation que la religion a éla- boré. Les cosmologies des philosophes reprennent et prolongent les mythes cosmogoniques. Elles apportent une réponse au même type de question : comment un monde ordonné a-t-il pu émerger du chaos ? Elles utilisent un matériel conceptuel analogue : derrière les.« éléments » des Ioniens, se pro- file la figure d'anciennes divinités de la mythologie. En devenant « nature », les éléments ont dépouillé l'aspect de dieux individualisés ; mais ils restent es puissances actives, animées et impérissables, encore senties comme divines. Le monde d'Homère s'ordonnait par une répartition entre les dieux des domaines et des honneurs : à Zeus, le ciel « éthéré » (aithèr, le feu) ; à Hadès, l'ombre « brumeuse » (aèr, l'air) ; à Poséidon la mer ; à tous les trois en commun, Gaia, la terre, où vivent et meurent les hommes 1. Le cosmos des Ioniens s'organise par une division des provinces, une répartition des sai- sons entre des puissances opposées qui s'équilibrent réciproquement. Il ne s'agit pas d'une analogie vague. Entre la philosophie d'un Anaxi- mandre et la Théogonie d'un poète inspiré comme Hésiode, Cornford montre que les structures se correspondent jusque dans le détail2. Bien plus, le 1. Iliade, XV, 189-194. 2. Principium sapientiae, p. 159 à 224. La démonstration est reprise par G. THOMSON, Studies in ancient greek society, Vol. II, Thefirst philosophera, Londres, 1955, p. 140 à 172. 184 https://doi.org/10.3406/ahess.1957.2623 Downloaded from https://www.cambridge.org/core. Conrad Grebel University College, University of Waterloo, on 31 Dec 2019 at 23:20:49, subject to the Cambridge Core terms of use, available at https://www.cambridge.org/core/terms. >.>-< -.,..-*f;gr,ÇW;,--~ •"*!.-TX,-];- *«?' -• -' • ', - "' { r"rZ ' DU MYTHE A LA RAISON processus d'élaboration conceptuelle qui aboutit à la construction natura- liste du philosophe est déjà à l'œuvre dans l'hymne religieux de gloire à Zeus que célèbre le poème hésiodique. Le même thème mythique de mise en ordre du monde s'y répète en effet sous deux formes qui traduisent des niveaux différents d'abstraction. Dans une première version, le récit met en scène les aventures de person- nages divins 1 : Zeus lutte pour la souveraineté contre Typhon, dragon aux mille voix, puissance de confusion et de désordre. Zeus tue le monstre, dont le cadavre donne naissance aux vents qui soufflent dans l'espace séparant le ciel de la terre. Puis, pressé par les dieux de prendre le pouvoir et le trône des immortels, Zeu? répartit entre eux les « honneurs ». Sous cette forme, le mythe reste très proche du drame rituel dont il est l'illustration, et dont on trouverait le modèle dans la fête royale de création de la Nouvelle Année, au mois Nisan, à Babylone 2. A la fin d'un cycle temporel, — une grande année, — le roi doit réaffirmer sa puissance de souveraineté, mise en question en ce tournant du temps où le monde revient à son point de départs. L'épreuve et la victoire royales, rituellement mimées par une lutte contre un dragon, ont la valeur d'une recréation de l'ordre cosmique, saisonnier, social» Le roi est au centre du monde, comme il est au centre de son peuple. Chaque année, il répète l'exploit accompli par Marduk et que célèbre un hymne, VEnuma élis, chanté au quatrième jour de la fête : la victoire du dieu sur Tiamat, monstre femelle, incarnant les puissances de désordre, le retour à l'informe, le chaos. Proclamé roi des dieux, Marduk tue Tiamat^ avec l'aide des vents qui s'engouffrent à l'intérieur du monstre. La bête morte, Marduk l'ouvre en deux comme une huître, en jette une moitié en l'air et l'immobilise pour former le ciel. Il règle alors la place et le mouvement des astres, fixe l'année et les mois, crée la race humaine, répartit les privilèges et les destins. A travers rite et mythe babyloniens, s'exprime une pensée qui n'établit pas encore entre l'homme, le monde et les dieux une nette distinction de plan. La puissance divine se concentre dans la personne du roi. La mise en ordre du monde et la régulation du cycle saisonnier appa- raissent intégrées à l'activité royale : ce sont des aspects de la fonction de souveraineté. Nature et société sont confondues. 1. HÉSIODE, Théogonie, 820-871. 2. Comme le note M. E.R. DODDS, qui a revu et publié le manuscrit de CORNFOBD, l'hy- pothèse d'une filiation entre les mythes cosmologiques de la Théogonie d'Hésiode et un ensemble mythico-rituel babylonien a été renforcée par la publication récente d'un texte hittite, l'épopée de Kumarbi, qui fait uploads/Philosophie/ du-mythe-a-la-raison-etudes.pdf
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- Publié le Jui 09, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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