1 LE POSITIVISME ET LA PSYCHOLOGIE Pascal Engel Université de Caen et Institut

1 LE POSITIVISME ET LA PSYCHOLOGIE Pascal Engel Université de Caen et Institut Universitaire de France in A. Despy Meyer et D. Devriese, eds, Positivismes, philosophie, sociologie, histoire, sciences, Brepols, Bruxelles, 1999, 121-134 L’image reçue de l’attitude du positivisme par rapport à la psychologie n’est pas bonne, et elle est quelque peu contradictoire. D’un côté on aime à rappeler que le positivisme comtien a prononcé une oukase contre la psychologie et a peut-être été, en France du moins, responsable d’un certain retard de l’avènement de la psychologie expérimentale. De l’autre l’attitude du positivisme viennois, l’autre pôle majeur de la doctrine, semblait a priori plus favorable à cette discipline, puisque le positivisme de Mach, dont il est en grande parti issu, accordait une place importante à la psychologie sous sa forme empiriste et associationniste. Mais précisément pour cette raison, il a été accusé, aussi bien par les phénoménologues que par les membres du Cercle de Vienne du péché de “psychologisme”. En sorte que le positivisme, si on le considère sous ses deux figures, semble avoir enterré la psychologie deux fois: d’abord comme science, puis comme responsable de ce que Husserl considérait comme l’erreur philosophique par excellence, celle qui consiste à s’en tenir à l’”attitude naturelle”. Je voudrais ici essayer de montrer, quoique de manière trop schématique, que le positivisme n’est pas coupable de ces péchés et de ces confusions, et qu’il a eu, en particulier sous sa forme viennoise, une attitude au contraire très complexe et nuancée vis à vis de la psychologie, non seulement parce que les thèses positivistes elles-mêmes ont considérablement évolué de Comte au Cercle de Vienne, mais aussi parce que la science psychologiste elle- même a considérablement changé entre la publication du Cours de philosophie positive en 1830 et l’époque ou le positivisme logique a jeté ses derniers feux, dans les années 1950. Ma thèse principale sera la suivante. La psychologie est devenue science à partir du moment où elle s’est donnée pour but la mesure du comportement et des facultés mentales, à travers l’outil essentiel qu’ont constitué les statistiques, la théorie de la probabilité et de la mesure. Même si un grand nombre de philosophes qu’on peut rattacher globalement aux idées positivistes ont 2 reconnu ce fait, ils l’ont en partie occulté en souscrivant à leur doctrine selon laquelle une science authentique doit produire ce que Comte appelait des “lois des phénomènes” et en recherchant dans les sciences la formulation de lois déterministes. Il en résulte que plus ils ont admis l’importance des probabilités, plus ils se sont éloignés de l’une des inspirations fondamentales de leur doctrine. Il y a donc eu une tension entre l’idéal d’une science à la recherche de lois et la reconnaissance du caractère seulement probable et statistique de certaines phénomènes. Je suggèrerai aussi une seconde thèse. Le positivisme s’est conçu, à l’origine et jusqu’à Mach, comme une forme de naturalisme, visant à placer les phénomènes humains, et notamment psychologiques et sociologiques, au sein des régularités naturelles, au sein d’un programme d’unification des explications des sciences naturelles et des explications des sciences dites “morales” ou “de l’esprit”. Les viennois ont admis ce naturalisme, mais ils l’ont en grande partie désamorcé par leur doctrine selon laquelle une “logique de la science” doit seulement analyser les significations des énoncés scientifiques, et distinguer nettement aussi bien les énoncés analytiques des énoncés synthétiques que le contexte de justification et le contexte de découverte. Si on abandonne ces dualismes, il devient possible de revenir à ce qui constituait le naturalisme de Stuart Mill et de Mach, et à l’idée qu’une théorie psychologique de la connaissance n’est pas une entreprise totalement vaine. C’est ce que font aujourd’hui les sciences “cognitives”, qui constituent, à bien des égards, l’avatar contemporain du psychologisme naturaliste de la fin du XIXème siècle. Et ce projet paraît porteur d’une “nouvelle alliance” entre psychologie et théorie de la connaissance. I. Positivisme comtien et positivisme “fin-de-siècle” Comme on le sait, Comte, dès la première leçon du Cours, prononce une fin de non recevoir contre la psychologie conçue, à la manière des idéologues, comme une physique de l’esprit humain qui reposerait cependant sur la méthode introspective. Reprenant un argument qui se trouve déjà dans la Dioptrique de Descartes, et plus lointainement chez Thomas d’Aquin, il dénonce ce que l’on appelle aujourd’hui le sophisme de l’homoncule: si l’esprit pouvait s’observer lui- même et se dédoubler, il aurait besoin encore d’un autre esprit, ou d’un autre regard, pour s’observer s’observant, et ainsi de suite. Il s’ensuit qu’il n’y a, selon lui, que deux points de vue par lesquels on puisse étudier l’esprit humain: d’une part le point de vue statique, qui consiste à étudier les fonctions du cerveau, ce qui réduit 3 une possible psychologie à la physiologie, et donc à tout autre chose qu’une science du sens intime ou des faits de conscience du genre de celle qu’envisageait, à la suite des idéologues, Maine de Biran, et d’autre part le point de vue dynamique, qui consiste à étudier l’esprit du dehors et non plus de l’intérieur, dans ses oeuvres et ses institutions. En définitive, selon ce point de vue dynamique, la seule vraie psychologie est en fait une sociologie et une histoire, en particulier une histoire des sciences, et non pas une science de l’individu fondée sur des faits de conscience individuels, par définition évanescents et qui par là-même ne peuvent acquérir le statut de faits. Tout ceci est bien connu. Ce qu’on remarque moins souvent, à mon avis, est le lien entre cette attitude négative de Comte vis à vis de la psychologie introspective, qui ne peut acquérir le statut de science expérimentale, et son attitude vis à vis de la théorie des probabilités et des statistiques. Contrairement aux mathématiciens du XVIIIème siècle, comme Bayes, ou aux théoriciens des Lumières, comme Condorcet ou Laplace, pour qui la théories des probabilités était, selon la formule célèbre, “le bon sens réduit au calcul”, ou même ses quasi- contemporains, comme Poisson, Comte ne croit pas au calcul des probabilités. “L’approbation irrationnelle accordée au soi-disant calcul des chances suffit à convaincre tous les hommes de bon sens combien son absence de contrôle a été une insulte à la science. Combien serait étrange la dégénérescence si la science du calcul, le domaine où le dogme fondamental de l’invariabilité de la loi advient en premier lieu, devait terminer son long progrès en spéculations qui invoquent l’hypothèse de l’absence complète de loi.” Ici est l’objection de Comte: le calcul des probabilités nous prive de lois invariables. On peut comprendre ses raisons: elles tiennent non seulement à des préjugés sur la nature des mathématiques, mais aussi à la conception fondamentale du positivisme selon laquelle la science est science de lois. Le lien entre la critique de la psychologie introspective et cette critique du calcul des probabilités tient au fait que la première comme la seconde sont incapables de parvenir à de vraies lois. Formulée au début d’un siècle qui mettra durant toute sa seconde partie le hasard et les statistiques au centre de la science1 cette position paraît parfaitement rétrograde. On dira certes que Comte ne pouvait connaître ces développements, qui sont ultérieurs à la formation de sa pensée. Mais il n’ignorait pas les travaux de Condorcet, de Laplace, de Poisson, et l’Exposition de la théorie des chances et des probabilités de Cournot date de 1843.2 Elle l’est d’autant plus que tout le progrès de la psychologie expérimentale est venu, notamment à partir de la psychophysique 4 de Fechner et de l’étude des variations de l’intelligence Galton, du modèle des statistiques, lequel avait précisément été employé par Quételet pour sa conception de l’homme moyen, que Comte réprouvait. Je pense que ce n’est pas un hasard si l’autre branche du positivisme, le positivisme empiriste issu de Hume, dont Stuart Mill est la figure essentielle, a adopté une attitude tout autre vis à vis de la psychologie. Tout d’abord, le positivisme millien est associationniste, et vise à énoncer des lois de l’esprit (les lois d’association). D’autre part il est, dans une large mesure, conscient de l’importance de l’usage des probabilités et des statistiques dans les sciences morales. Je dis largement, parce que la question n’est pas claire. Mill se voulait disciple de Comte, et dans la première version du Système de logique, il déclare: “ Il faudrait des données très fortes pour persuader une personne rationnelle que par un système d’opérations sur des des nombres, notre ignorance pourrait se transformer en science.” Mais il ajoute que “que c’était sans doute cette étrange pression qui a conduit un penseur profond, M. Comte, à adopter la thèse contraire en rejetant cette doctrine unilatéralement, en dépit du fait qu’elle reçoit une vérification quotidienne dans la pratique des assurances et d’une grande masse d’expérience positives.”Mais Mill enlève cet énoncé de sa seconde édition. Et surtout, dans la section sur les sciences morales, il propose d’inclure la psychologie parmi les sciences morales, et il soutient qu’elle peut parvenir à des “lois de l’esprit”. Mais ces lois sont seulement des généralisations probables, et uploads/Philosophie/ engel-1999-le-positivisme-et-la-psychologie 2 .pdf

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