Entretiens sur Descartes ‐ Alexandre KOYRE ________________________ 1. Le monde

Entretiens sur Descartes ‐ Alexandre KOYRE ________________________ 1. Le monde incertain La philosophie progressant lentement, les réponses que fournissent les grands philosophes aux questions simples (l'être, la cce, l'homme) demeurent importantes pendant des siècles: "l'actualité philosophique s'étend aussi loin que la philosophie elle‐même", et mis à part Platon, nulle pensée n'est plus actuelle que celle de Descartes ; depuis trois siècles, toute la pensée européenne s'oriente par rapport à son oeuvre, qui constitue une des plus grandes révolutions intellectuelles pour la libération spirituelle. Or les intérêts spirituels de ses contemporains différaient des nôtres : le Discours de la Méthode (DM) était pour eux tout autre chose qu'il n'est pour nous, à savoir "un charmant petit livre qui contient surtout et avant tout une autobiographie spirituelle de Descartes; les fameuses quatre règles dont nous ne savons que faire (...); une petite esquisse de morale, assez stoïcienne et passablement conformiste; un petit traité de métaphysique, fort abstrus, avec le fameux "je pense donc je suis" et un exposé ‐ passionant pour l'historien, mais fort ennuyeux pour l'honnête homme de nos jours ‐ de recherches scientifiques faites et à faire", avec ses appendices (Dioptrique, Météores et Géométrie) qui ne sont plus lus aujourd'hui ; à l'époque, au contraire il s'agissait d'un gros bouquin contenant trois traités scientifiques novateurs et capitaux et agrémentés d'une longue préface philosophique, iè que pour ses contemporains et pour Descartes lui‐ même, "le DM ‐ introduction à une science nouvelle, annonce d'une révolution intellectuelle dont une révolution scientifique sera le fruit ‐ est une préface" ; c'est qu'aujourd'hui, les traités sont dépassés tandis que le discours reste actuel. Le dernier traité de méthode en date, le Novum organum, se voulait également novateur en décrivant une science opérative et non plus contemplative pour déjà faire de l'homme le maître et possesseur de la nature; mais Descartes ne fait pas que la théoriser, il en montre l'application concrète dans ses traités qui seule permet de comprendre le sens des règles vagues et banales ‐ qui sont à vrai dire des lieux communs‐ que donne le DM. Descartes n'était alors connu que dans le cercle littéraire et savant ; grâce à Mersenne, avec qui il gardera contact (cette boîte à lettres du monde savant, pour Huygens, et le procureur général de la République des Lettres pour Hobbes), son livre, bien qu'anonyme, est attendu et ne déçoit pas tant pour sa partie scientifique, très originale, que pour sa préface étonnante puisqu'il y conte, chose saugrenue, non seulement les voies par lesquelles il est parvenu à sa méthode mais aussi sa biographie ! Selon lui, cet exposé sert à ce que ses lecteurs puissent tirer profit de sa découverte, mais puisqu'il pourrait très bien se tromper, il ajoute que "mon dessein n'est‐il pas d'enseigner ici la Méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte j'ai tâché de conduire la mienne (...) ne proposant cet écrit que comme une histoire ... ou comme une fable, en laquelle parmi quelques exemples qu'on peut imiter, on en trouvera peut‐être aussi plusieurs autres qu'on aura raison de ne pas suivre ... J'espère qu'il (cet écrit) sera utile à quelques‐uns, sans être nuisible à personne, et que tous me seront gré de ma franchise". La sollicitude (désir de venir en aide) envers ses contemporains est l'un des motifs les plus puissants de l'oeuvre de Descartes, mais elle demeure ici insuffisante pour expliquer ce fait : c'est que Descartes est un homme prudent et discret, qui pense à ce qu'il dit et ne dit pas ce qu'il pense; on se souvient de l'épisode Galilée, alors que son message est bien plus dangereux, puisque sa science nouvelle brise le cosmos en plus de chasser l'homme de son centre, et qu'il vient de mettre au point la plus formidable arme de guerre contre l'autorité et la tradition; et il tente déjà, et 1 sincèrement, de réduire la portée de cette méthode ‐ qui n'est que la révision systématique et critique de toute nos idées ‐ aux siennes. Pourquoi se raconte‐il donc à nous ? Les raisons légères qu'il donne impliqueraient que cette méthode, qui doit "amener la NH à son plus haut degré de perfection", n'aurait qu'une valeur strictement personnelle et subjective, et que chacun pourrait y choisir ce qui lui plaît ; or, rien n'est moins cartésien, puisqu'elle forme un bloc dont on ne peut rien extraire et qu'elle est la voie, la seule, qui nous conduise à la connaissance. Elle n'est certes pas d'une application universelle, longue et pénible qu'elle est, et se révélera dangereuse pour ceux qui ne sont pas capables de la suivre jusqu'au bout ; Descartes n'écrit donc pas pour la foule, pas plus que Platon ou Augustin, il ne nous raconte pas sa conversion spirituelle pour nous faire connaître ce qu'elle a de singulier mais pour nous faire faire retour sur nous‐mêmes et nous y faire voir l'expression de la situation essentielle de l'homme de son temps, laquelle se formule en deux mots : incertitude et désarroi. Le XVI ème siècle fut possédé d'une véritable passion de la découverte (scientifique) et de la redécouverte (de la philosophie grecque et orientale) et opéra un élargissement sans pareil de l'image historique, géographique et scientifique de l'homme et du monde, le tout reposant sur la destruction des anciennes croyances (la pensée humaine est polémique) sans que rien ne soit reconstruit. Dans cet amas de richesses et de décombres, l'homme se sent perdu dans un monde devenu incertain, où rien n'est sûr et tout est possible, et donc où rien n'est vrai et où seule l'erreur est certaine. C'est en tout cas le constat d'Agrippa (De l'incertitude et de la vanité des sciences), de Sanchez (on ne sait rien) et de Montaigne (l'homme ne sait rien parce qu'il n'est rien). En ces temps de crise, la question n'est plus où suis‐je (définir l'homme par rapport au cosmos) mais que suis‐ je: le cosmos se désagrège puisqu'incertain, c'est pourquoi Montaigne cherche en lui‐même le fondement de la certitude, et ce n'est pas de sa faute s'il ne trouve que finitude et mortalité, néant; mais il admet son échec, et ses Essais ne sont pas un traité du désespoir mais un traité du renoncement. Or le scepticisme n'est pas tenable à la longue, car l'homme a besoin de se diriger dans la vie : aussi naît au XVIIème siècle un mouvement de réaction, celui de Charron, Bacon et Descartes (la foi, l'expérience, la raison). Dans les Trois Vérités, et De la sagesse, Charron oppose à l'incertitude naturelle de la raison la certitude surnaturelle de la foi. Si son fidéisme sceptique eut peu de succès, c'est que le "sentiment religieux" était inconnu à son époque, le Dieu de son siècle étant un Dieu prouvé. Bacon lui, est un homme d'Etat et ne se préoccupe pas de béatitude à venir mais de bien être actuel : la raison théorique est certes encombrée de chimères, mais c'est dans l'action, l'expérience que se trouvent les bases sûres et certaines du savoir ; la raison spéculative est donc la folle du logis qui s'égare dès qu'elle quitte l'expérience, aussi faut‐il l'alourdir par des règles et la contraindre à l'usage empirique. À l'incertitude de la raison livrée à elle‐même, Bacon oppose la certitude de l'expérience ordonnée (De La Dignité et du Progrès des Sciences). Mais la réforme baconienne a été un échec parce qu'elle a voulu suivre l'ordre des choses et non celle des raisons, parce que l'empirisme ne mène à rien et que toute expérience suppose une théorie préalable, un langage dans lequel on pose les questions à la nature. La révolution cartésienne, elle, en libérant la raison au lieu de l'entraver, a été un succès. Concernant Aristote et les scolastiques, il ne s'agit pour Descartes que de les remplacer, car son véritable adversaire, et en même temps son véritable maître, est Montaigne. Il combat l'attitude sceptique en la poussant jusqu'au bout; et parce qu'il est partout allé jusqu'au bout ‐ c'est là sa plus grande vertu ‐ qu'il a pu se sauver de l'erreur. 2 2. Le cosmos disparu On pourrait appeller le DM itinéraire de l'esprit vers la vérité. La première des crises de Descartes est une crise de jeunesse au sortir de l'école : crise de doute et de déception face à ce qu'il a appris. Toutes ces conaissances ne sont certes pas sans valeur, mais elles ne sont ni claires ni certaines, alors qu'on lui avait promis une science autant qu'une sagesse. Aucune n'est indispensable ni même très utile et rien n'est certain en dehors des mathématiques ; de la philosophie, qui est la plus douteuse puisqu'elle est au principe de la science scolaire, Descartes ne sauve que les certitudes qui n'en dépendent pas : la croyance en Dieu et les Mathématiques. Son état d'esprit est celui de l'honnête homme de l'époque excédé par la scolastique et la science de son temps ‐ "Sitôt que l'âge me permit de sortir de la sujétion uploads/Philosophie/ entretiens-sur-descartes.pdf

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