GIOVANNI GENTILE, PHILOSOPHE DU FASCISME Sergio Romano En devenant fasciste, Ge

GIOVANNI GENTILE, PHILOSOPHE DU FASCISME Sergio Romano En devenant fasciste, Gentile ne pensait pas trahir ses convictions libérales. Au nom de l'unité morale de la nation et de l'Etat, il crut jusqu'au bout que son « Etat éthique » pouvait dialectique- ment, grâce au Duce, gérer fermement une société « organique ». Mais sa voie romaine était une impasse : la mort l'y attendait, aussi controversée que sa philosophie politique. La « canaille », dont Togliatti piétinait le souvenir en 1944, nous dit Sergio Romano, assuma jusqu'au bout sa plus rude contradiction : penser le fascisme comme une restauration permanente et non comme une révolution qui combat et qui ruine. Dans un dessin satirique décrivant leurs débats polémiques du début du fascisme, les deux philosophes italiens les plus importants de l'époque, Benedetto Croce et Giovanni Gentile, sont représentés comme deux boxeurs au cours d'un match. L'allusion serait banale si le lecteur ne découvrait, en regardant de près, que l'arbitre est dessiné sous les traits du plus grand représentant du libéralisme italien du 19e siècle, Camillo Cavour. Le sens du dessin est clair. Après avoir longtemps vaillé ensemble au renouvellement de la culture italienne, Croce et Gentile sont profondément divisés sur le plan politique par leurs analyses différentes du phénomène fasciste. Mais le jugement négatif du premier et le jugement positif du second n'empêchent pas les deux anciens amis de se considérer aussi « libéraux » l'un que l'autre. La seule autorité qui puisse arbitrer leur différend est, par conséquent, le comte Camillo di Cavour, fondateur de l'Etat libéral italien. Pour définir les rapports avec le fascisme de celui qui sera considéré comme son philosophe, il faut donc d'abord constater qu'au début du régime il pense pouvoir être en même temps, et sans contradiction, libéral et fasciste. Le libéralisme de Gentile est une donnée naturelle qui l'accompagne dès sa première formation philosophique. Jusqu'à la première guerre mondiale, toutefois, dans ses articles comme dans sa correspondance, les remarques politiques sont rares et généralement liées au problème qui le préoccupe le plus : les conditions de l'école en Italie et la nécessité d'une réforme radicale. Ces remarques deviennent plus fréquentes à la veille de la guerre et pendant le conflit. Dans un article du 24 janvier 1918, par 71 SERGIO ROMANO exemple1, il reconnaît la vitalité du Parti socialiste et du Parti catholique (qui sera fondé par Don Sturzo un an plus tard sous le nom de Partito popolare) et il admet que leurs programmes ont le pouvoir de « rassembler et discipliner les esprits ». Mais il se hâte d'ajouter que ces programmes sont négatifs car ils « sapent à la base l'Etat libéral dans lequel l'Italie devrait de plus en plus consolider son ordre et réaliser sa puissance ». Il reconnaît que les responsabilités relèvent du Parti libéral. En renonçant à concevoir l'Etat en tant qu'institution morale, il a abandonné une place considérable aux catholiques et aux socialistes. A la foi des premiers il a opposé la « laïcité vide de la science », aux demandes des seconds « l'inconscience et la négligence du rôle dont le Parti libéral devrait prendre la charge » à l'égard du socialisme. Les catholiques et les socialistes se sont épanouis en Italie parce que l'Etat libéral a renoncé à sa mission. « L'Etat ... et ses droits — qui sont en même temps ses grands devoirs de culture et de bien-être — ... a été abandonné à soi-même, sans protection, car il n'a plus conscience de sa mission. Le sentiment de l'intérêt public, dont il a la charge, s'est obscurci dans les esprits. Tout au moins hors des écoles le nom sacré de la patrie finit par avoir le son faux d'une figure de rhétorique. » II en tirait la conclusion suivante : « Voilà notre Italie avant la guerre. Que la guerre soit bénie, avec toutes ses douleurs, si elle pouvait marquer, comme il est certain, le début d'une nouvelle histoire ! ». O LES RISQUES DE L'ÉTAT LIBÉRAL Le salut de l'Italie en 1918 dépendait donc, selon Gentile, de la restauration de l'Etat libéral. Plus tard, quand les polémiques sur la crise italienne et sur ses solutions politiques et institutionnelles devinrent plus âpres, il précisa sa pensée et traça avec une plus grande clarté les contours de son béralisme. L'occasion lui fut offerte par un débat polémique avec Mario Missiroli, directeur du quotidien romain II Tempo. En prenant en considération le programme politique d'un député libéral, Missiroli avait écrit que, dans les nouvelles circonstances de l'après-guerre, ceux qui répétaient avec une fidélité apparente les principes et les programmes politiques des années précédentes n'étaient pas nécessairement libéraux. « Libéraux ..., continuait-il, sont tous ceux qui s'opposent, d'une façon ou de l'autre ; tous ceux qui refusent l'état présent des choses, les critiques, les révolutionnaires, les utopistes ... tous ceux qui veulent aller de l'avant, ne fût-ce qu'en reculant. » II concluait : « Depuis au moins quinze ans, en Italie le rôle libéral est passé aux socialistes. Le chef du libéralisme italien est, depuis quinze ans, Filippo Turati » 2. Le texte de Missiroli était guidé par des considérations pratiques et par des craintes contingentes. Face au renforcement du Parti socialiste et à la peur d'une révolution bolchevique, il demandait à la bourgeoisie italienne de changer de peau et de renoncer à une partie de ses intérêts pour ne pas voir disparaître son rôle de classe dirigeante. C'étaient les mêmes principes qui avaient inspiré Giovanni Agnelli lorsqu'il crut que la seule réponse possible à l'occupation des usines en 1920 était la transformation de Fiat en société coopérative ; et c'était la même stratégie politique qui inspira à la même époque Giovanni Giolitti lorsqu'il mit fin à l'occupation des usines par une loi qui prévoyait, sur le papier, la participation des ouvriers au contrôle des entreprises. Gentile réagit en adressant à Missiroli une lettre ouverte 3. Il reconnaissait que les contenus politiques du Parti libéral pouvaient changer avec le temps, mais ne pouvait admettre que pour être libéral en 1919 il fallût être socialiste. Missiroli répondit en 1. « La colpa comune », maintenant in Guerra e fede, Naples, Ricciardi, 1919, p. 79-83. 2. Cf. « II dottor Faust », in Pokmica liberale, Bologne, Zanichelli, 1919, p. 171-76. 3. « Liberalismo e überall », in Dopo la vittoria, Rome, La Voce, 1920, p. 162 et suiv. 72 GENTILE, PHILOSOPHE DU FASCISME accusant Gentile d'être conservateur, et celui- ci, à son tour, invita son interlocuteur à analyser avec une plus grande clarté le concept de libéralisme. L'erreur de Missiroli résidait dans le fait de considérer comme libérale une conception individualiste dont le déclin remontait au début du 19e siècle, et selon laquelle la liberté était un droit naturel que l'homme pouvait défendre et revendiquer contre le pouvoir de l'Etat. Mais le libéralisme, d'après Gentile, était depuis cent ans autre chose ; il était « l'Etat comme liberté et ... la liberté en tant qu'Etat ». Dans le cadre du libéralisme, il n'était pas possible de concevoir l'Etat comme étant « hors de l'individu, ni l'individu comme une particularité abstraite, hors de l'immanente communauté éthique de l'Etat dans laquelle il réalise sa vraie liberté ». Traduite en termes politiques, cette conception signifiait que le libéral ne pouvait pas s'identifier avec une classe sociale parce que l'Etat, dont il est le théoricien et le gardien, « n'est ni aux prolétaires ni à la bourgeoisie ». Il peut accomplir n'importe quel programme de conservation ou d'innovation « dans le processus logique et graduel de l'histoire », mais il ne peut admettre des théories qui se proposent d'affaiblir ou détruire l'Etat. En ce qui concernait l'accusation qui lui était adressée par Missiroli, Gentile, loin de se considérer conservateur, croyait être « plus libéral que Wilson et plus socialiste que Lénine ». Citer Wilson et Lénine prouve que Gentile cherchait dès 1919 une « troisième voie » au-delà des deux formules qui semblaient occuper tout l'espace politique de l'après-guerre : la démocratie, dans sa plus récente formulation américaine, et le socialisme dans la réalité de l'expérience bolchevique. Les innovations sociales ne l'effrayaient pas. Mais il redoutait pour l'Italie la possibilité d'un retour au système politique d'avant-guerre — le « système giolittien », d'après la définition qu'il en donna dans un autre article — et le risque d'un pouvoir dont le gouvernement serait faible, agnostique, « impartial ». Essayons de résumer les points principaux des thèses de Gentile. L'Etat libéral, dont il avait donné une définition dans son débat avec Missiroli, était 1'« Etat éthique », concept qui lui venait de Hegel et du philosophe napolitain Bertrando Spaventa. Dans cet Etat, le citoyen était libre non pas en tant que titulaire d'un droit naturel, mais parce qu'il participait à cette liberté supérieure qui s'exprime dans la volonté de l'Etat. Gentile ne niait pas qu'il pût y avoir à l'intérieur de cet Etat des volontés et des partis différents. Un de ces partis, toutefois, était supérieur aux autres parce qu'il représentait la conception uploads/Philosophie/ giovani-gentile-le-fascisme.pdf

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