M. Dominique Maingueneau Frédéric Cossutta L'analyse des discours constituants
M. Dominique Maingueneau Frédéric Cossutta L'analyse des discours constituants In: Langages, 29e année, n°117, 1995. pp. 112-125. Abstract D. Maingueneau, F. Cossutta This article presents a type of discourse analysis suitable for discourses « constituent » (religious, philosophical, scientific, for example), whose function is to warrant the multiple verbal productions in a society. It is assumed that the remarkable status they have as founding discourses gives them common proper- ties. This assumption is exemplified with religious and philosophical texts from the XVII th century. Citer ce document / Cite this document : Maingueneau Dominique, Cossutta Frédéric. L'analyse des discours constituants. In: Langages, 29e année, n°117, 1995. pp. 112-125. doi : 10.3406/lgge.1995.1709 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1995_num_29_117_1709 Dominique MAINGUENEAU Université d'Amiens Frederic COSSUTTA Collège International de Philosophie L'ANALYSE DES DISCOURS CONSTITUANTS Cet article s'inscrit dans un mode d'approche du discours que nous nous efforçons d'élaborer depuis les années 70 par des voies complémentaires à travers une réflexion respectivement sur l'analyse du discours 1 et sur le discours philo sophique 2. A la convergence de ces recherches, il nous a paru nécessaire de donner, au sein de la production énonciative d'une société, un statut spécifique à des types de discours qui prétendent à un rôle que, pour faire vite, on peut dire fondateur et que nous appelons constituants. Délimiter un tel ensemble, c'est faire l'hypothèse que ces discours partagent un certain nombre de contraintes quant à leurs conditions d'émergence et de fonctionnement. Dans cet article nous allons présenter la problématique de la « constitution » sans caractériser en détail les divers discours constituants. Dans l'état actuel il s'agit davantage d'un programme de recherche que d'un ensemble de résultats que l'on pourrait synthétiser. Les discours constituants La prétention attachée au statut de discours constituant, c'est de fonder et de n'être pas fondé. Cela ne signifie pas que les multiples autres types d'énonciations (les conversations, la presse, les documents administratifs, etc.) n'ont pas d'action sur eux ; bien au contraire, il existe une interaction continuelle entre discours constituants et non-constituants, de même qu'entre discours constituants. Mais il est dans la nature de ces derniers de dénier cette interaction ou de prétendre la soumettre à des principes. Les discours constituants mettent en œuvre une même fonction dans la production symbolique d'une société, une fonction que nous pourrions dire d'archéion. Ce terme grec, étymon du latin archivům, présente une polysémie intéressante pour notre perspective : « Lié à Varchè, "source", "principe", et à partir de là "commandement", "pouvoir", Varchéion, c'est le siège de l'autorité, un palais par exemple, un corps de magistrats, mais aussi les 1. Voir en particulier D. Maingueneau (1984 ; 1987 ; 1991). 2. F. Cossutta (1989). 112 archives publiques » 3. L'archéion associe ainsi intimement le travail de fondation dans et par le discours, la détermination d'un lieu associé à un corps d'énonciateurs consacrés et une élaboration de la mémoire 4. Dans l'état actuel de notre réflexion sont constituants essentiellement les discours religieux, scientifique, philosophique, littéraire, juridique. Le discours politique nous semble opérer sur un plan différent, construisant des configura tions mouvantes à la confluence des discours constituants, sur lesquels il s'appuie, et les multiples strates de topoi d'une collectivité. Ces discours constituants donnent sens aux actes de la collectivité, ils sont les garants des multiples genres de discours. Le journaliste aux prises avec un « débat de société » en appellera à l'autorité du savant, du théologien ou du philosophe, mais non l'inverse ; les pratiques exégétiques sont foncièrement non- symétriques : le véritable exégète ht le texte qui lui apprend comment lire. Les discours constituants possèdent ainsi un statut singulier : zones de parole parmi d'autres et paroles qui se prétendent en surplomb de toute autre. Discours limites, placés sur une limite et traitant de la limite, ils doivent gérer textuellement les paradoxes qu'implique leur statut. Avec eux se posent dans toute leur acuité les questions relatives au charisme, à l'Incarnation, à la délégation de l'Absolu : pour ne s'autoriser que d'eux-mêmes ils doivent se poser comme liés à une Source légitimante. Ils sont à la fois auto- et hétéro constituants, ces deux faces se supposant réciproquement : seul un discours qui se constitue en thématisant sa propre constitution peut jouer un rôle constituant à l'égard d'autres discours. On peut étudier cette constitution selon trois dimensions : — La constitution comme action d'établir légalement, comme processus par lequel le discours s'instaure en construisant sa propre émergence dans l'interdis- cours. — Les modes d'organisation, de cohésion discursive, la constitution au sens d'un agencement d'éléments formant une totalité textuelle. — La constitution au sens juridico-politique, l'établissement d'un discours qui serve de norme et de garant aux comportements d'une collectivité. Les discours constituants prétendent délimiter en effet le lieu commun de la collecti vité, l'espace qui englobe l'infinité des « lieux communs » qui y circulent. Nous parlons ici des discours constituants de notre type de société, ceux qui pour l'essentiel sont issus du monde grec. Car selon les époques et les civilisations, la fonction d'archéion ne mobilise pas les mêmes discours constituants. Dans nos sociétés ces discours sont à la fois unis et déchirés par leur pluralité. Leur existence ne fait qu'un avec la gestion de leur impossible coexistence, à travers des configu rations en reformulation constante. Chaque discours constituant apparaît à la fois intérieur et extérieur aux autres, qu'il traverse et dont il est traversé ; chaque 3. D. Maingueneau (1991 : 22). 4. Dans Maingueneau (1991) la notion d'« archive » a précisément été utilisée en lieu et place de celle de « formation discursive » en raison de eon lien avec Varchéion grec. Mais ce choix n'était рае sans inconvénients, dans la mesure où ce concept est bien éloigné de l'usage qui est fait d'archivé dans la langue courante. 113 positionnement doit légitimer sa parole en définissant sa place dans l'interdis- cours. Ainsi le discours philosophique, dans sa version traditionnelle, s'est-il attribué la mission d'assigner sa place à chacun, et s'est-il non moins constamment vu contesté par ceux qu'il entendait se subordonner. En fait, les discours consti tuants s'excluent et s'appellent dans une irréductible intrication : le discours philosophique implique la formalité de la Loi, mais la Loi implique le discours philosophique ; le discours scientifique ne peut se poser sans conjurer à chaque instant la menace du religieux, lequel ne cesse de négocier son statut par rapport au discours scientifique... La philosophie répugne en règle générale à se laisser étudier comme un discours parmi d'autres, ou même à être traitée comme discours ; ce dont t émoigne la pauvreté des études menées dans cette direction, si on les compare à celles qui ont été conduites dans d'autres domaines 5. D'ailleurs, dans les années 70 la conjoncture n'était pas favorable. « L'Ecole Française » d'analyse du discours était trop orientée vers l'exploration de l'Idéologie et s'appuyait sur une conception trop pauvre de la discursivité. A nos yeux il faut au contraire relativi ser la double prétention de la philosophie d'être autoconstituante et de légiférer sur les prétentions émanant d'autres types de discours. C'est le déclin de la prétention hégémonique de la philosophie, ainsi que des développements féconds dans les disciplines du langage, qui ont donné davantage de consistance à un projet de recherche sur le discours philosophique. Ce projet a commencé par articuler les opérations discursives à leur substrat linguistique 6, pour appréhender dans sa spécificité un type de discours qui vise à l'explicitation maximale de ses propres conditions de possibilité. Ont ainsi été mises en évidence les relations intimes qui en philosophie inscrivent les formes conceptuelles et logiques dans des formes expressives 7. Mais une telle approche, qui privilégie l'étude immanente des systèmes doctrinaux, court le risque de sous-évaluer la relation des énoncés philosophiques à ceux des autres discours constituants, ainsi que leur inscription dans un contexte institutionnel que ni les théories du reflet (Lukacs), ni celles du symptôme (Althusser), pas plus que celles de l'archive (Foucaut) ne permettaient de penser. Il nous semble en effet qu'une analyse de la constitution des discours consti tuants doit s'attacher à montrer la connexité de l'intradiscursif et de l'extradis- cursif, Vintrication d'une représentation du monde et d'une activité énonciative. Les discours constituants représentent un monde, mais leurs énonciations sont parties prenantes de ce monde qu'elles représentent et ne font qu'un avec la manière dont elles gèrent leur propre émergence, l'événement de parole qu'elles instituent. On ne cherchera donc pas, comme dans la démarche structuraliste, une théorie de « l'articulation » entre le texte et une réalité muette, non-textuelle : 5. Depuis 1992 au Collège International de Philosophie sous la responsabilité de l'un de nous (F. Cos- sutta) fonctionne un groupe de travail sur le discours philosophique qui réunit des linguistes et des philosophes. Un prochain numéro de Langages sera consacré à l'analyse du discours philosophique. 6. F. Cossutta (1994 a). 7. F. Cossuttta (1989). 114 cela reviendrait à présupposer le partage même qu'on cherche à surmonter. En fait, renonciation se déploie comme dispositif de légitimation de l'espace de sa propre énonciation, à l'articulation d'un texte uploads/Philosophie/ l-x27-analyse-des-discours-constituants-cosutta-f-amp-maingueneau-d.pdf
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- Publié le Aoû 18, 2021
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