237 ÉTUDES 36 / 2015 / 2 ( 237—252 ) L’absurde : des définitions lexicographiqu
237 ÉTUDES 36 / 2015 / 2 ( 237—252 ) L’absurde : des définitions lexicographiques et philosophiques vers une catégorie esthétique The absurd: from lexicographic and philosophical definitions towards an aesthetic category Mariana Kunešová [Mariana.Kunesova@osu.cz] Ostravská univerzita v Ostravě, République tchèque Résumé : Rares sont les termes qui ont provoqué au cours des cent dernières années une adhésion et un rejet aussi importants que l’absurde. L’exemple le plus criant de cette problématisation est la conception du « Théâtre de l’absurde », mise en place dès 1961 par le critique de théâtre britannique Martin Esslin: si nombre de critiques la considèrent comme une référence, pour d’autres, elle est imprécise et vague. La présente étude pose d’emblée les questions suivantes : Indépendamment de la concep- tion de M. Esslin, l’absurde peut-il représenter une catégorie esthétique opérationnelle ? Si tel est le cas, quelles sont ses caractéristiques ? L’objectif de l’article est d’examiner le potentiel esthétique de l’absurde auquel renvoient ses définitions lexicographique et philosophique. Comme le terme a été dans les années 1950 fortement popularisé par les existentialismes français, cette étude interrogera tant ses définitions contemporaines que, afin d’entendre dans quelle mesure considérer l’absurde comme une catégorie esthétique est l’héritage de Sartre et Camus, celles provenant des décades antérieures aux années 1930. Mots clés : Absurde ; définition ; catégorie ; esthétique ; existentialisme Abstract: Rare are the terms which have during the past hundred years, as related to aesthetic conceptions, reached large popularity and deep critics such as the absurd. The most illustrative example of which is the conception of the “Theatre of the Absurd” , coined in 1961 by the British theatre critic Martin Esslin and being considered poignant and operational as well as imprecise and vague. This study firstly puts out the following questions: Independently of Esslin’s conception, can the absurd function as an operational aesthetic category? If so, what is its characteristics? The aim of this paper is to examine the aesthetic potential of the absurd as pointed out by its definitions and examples of use contained in dictionaries of general purpose and philosophy. Since the absurd became in the 1950´s a concept in vogue related mainly to French existentialism, the study shall focus not only on contemporary definitions, but also on the ones from the decades preceding 1930, so that to understand to which extent considering the absurd as an aesthetic category is the heritage of Sartre and Camus. 238 ÉTUDES 36 / 2015 / 2 ( 237—252 ) Mariana Kunešová L’absurde : des définitions lexicographiques et philosophiques vers une catégorie esthétique Key words: Absurd; definition; category; aesthetics; existentialism REÇU 2015–02–05; ACCEPTÉ 2015–09–08 1. Remarques préliminaires Rares sont les termes qui, lorsqu’engagés dans des conceptions esthétiques, ont provoqué au cours des cent dernières années une adhésion et un rejet aussi importants que l’ab- surde. « Fondamental » pour Sartre, « la notion essentielle et la première vérité » pour Camus, le concept de l’absurde, on le sait, a d’une part connu dès la moitié du siècle précédent une vertigineuse ascension. Et le mot lui-même, un usage fréquent dans une pluralité de domaines allant de la langue générale à la critique d’art. Ainsi par exem- ple, continuant sur cette lancée, l’ouvrage d’une chercheuse anglo-saxonne publié en 2004 pose que l’absurde représente une caractéristique essentielle de l’art du XXe siècle tout court (ou, si l’on prend en considération les exemples proposés, en tout cas de la première moitié du siècle) : The 20th century might, with hindsight, be described as the conflicting site of succes- sive avant-garde waves that bear witness to a single unifying, pervasive concern with the Absurd. A surprising array of genres […], for instance Dada and Surrealist experiments in art and literature or cinema, Ionesco’s and Beckett’s theatre, Camus’s philosophy, Gi- acometti’s sculptures, and so on. (Fotiade 2004: 1)1 D’autre part, l’expansion de ce mot « dissonant »2 a amené de rudes polémiques sur la chose, que l’extension des emplois paraissait rendre incertaine. Un exemple criant de cette problématisation est le théâtre. L’expression « Théâtre de l’absurde », mise en circulation par l’ouvrage éponyme de M. Esslin dès 1961, est certes devenue notoire et le livre, qui ne cesse d’être réédité,3 représente une référence pour un nombre de critiques important.4 Or en même temps, en France surtout, la contribution de 1 L’ouvrage est consacré à l’œuvre de Benjamin Fondane et aux formes dissidentes du surréalisme chez Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal et Antonin Artaud. 2 Il est répandu d’attribuer le sens primitif du mot absurdus, dont absurde découle, au registre de la musi- que : « dissonant » ou « sans harmonie ». Ce que le Trésor de la langue française informatisé formule cependant de manière prudente : « absurdus dont le sens primitif semble être « dissonant » (Cicéron, De Oratore […]) ». Trésor de la langue française informatisé [online], 2015 [2015-I-21]. In : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/ advanced.exe?8;s=768776295. 3 La dernière édition en anglais date de 2004. 4 Nombre de ces critiques et chercheurs sont anglo-saxons ; la conception de M. Esslin représente une référence incontournable également en Europe centrale. Voir, à titre d’exemple, Krashor 2008 ; Hořínek 1995 ; Christov 2005. 239 ÉTUDES 36 / 2015 / 2 ( 237—252 ) Mariana Kunešová L’absurde : des définitions lexicographiques et philosophiques vers une catégorie esthétique M. Esslin est fort critiquée. Dès les années 1960, elle a été souvent rejetée comme collant de manière injustifiée une conception philosophique sur des dramaturgies qui n’attestent que peu de points communs (Jacquart 1998). En outre, certaines voix font abstraction du parallèle avec la philosophie, mais considèrent la conception du « Théâtre de l’absurde » comme pas assez creusée.5 À la mise en cause du label se sont joints aussi plusieurs dra- maturges dont Theatre of the Absurd rend compte. Nombre de ces réactions sont connues. Voici un témoignage récent, confié à une journaliste par Fernando Arrabal : Je le vois comme si c’était aujourd’hui : on joue avec Samuel Beckett aux échecs, et tout à coup le facteur apporte un colis, avec un volume fraîchement imprimé du Théâtre de l’absurde de Martin Esslin. [...] Nous n’avons jamais avant entendu ce terme, nous pen- sions faire de l’avant-garde. Beckett jette un coup d’œil dans le livre, puis dit : alors comme ça on fait du théâtre de l’absurde ? Mais c’est complètement absurde !6 Un fait est néanmoins certain : la conception proposée par M. Esslin n’a été analysée dans l’espace français que peu et de manière pas tout à fait satisfaisante.7 Au-delà de cet espace, la situation est similaire : comme le constate le récent ouvrage d’un auteur nord-américain consacré à cette problématique, l’existence d’un « théâtre de l’absurde » a connu plus d’adhésions ou de rejets spontanés que ceux fondés sur un examen appro- fondi (Bennett 2011). L’objectif de cette étude n’est pas d’examiner la conception du « Théâtre de l’absurde », mais de s’intéresser, indépendamment de cette conception, à une thématique plus géné- rale – à l’absurde comme une catégorie esthétique (applicable entre autres au théâtre). Vu que tenter de mesurer le potentiel esthétique de l’absurde a mené à des controverses, il sera indispensable d’œuvrer avec précaution. Ainsi, et compte tenu de la diversité des domaines dans lesquels l’absurde se voit employé, je me consacrerai à l’examen du mot – 5 Comme en témoignent mes entretiens avec les théâtrologues et historiens de théâtre suivants : Didier Plassard et Marie-Claude Hubert, le 24 / 03 2014, et Jean-Pierre Sarrazac, le 23 / 11 2006. 6 Mot confié à une journaliste tchèque lors du Prague Writers’ Festival, en 2010. Source : Díky Milanu Kunderovi vím, že se jmenuju skoro jako Hrabal [online], 2011 [2011-VI-20]. In : http: pwf.cz/archivy/texty/ rozhovory/diky-milanu-kunderovi-vim-ze-se-jmenuju-skoro-jako-hrabal_3202.html. Ma traduction. 7 Ainsi, il s’avère aisé de répondre à plusieurs des contre-arguments concernant le « Théâtre de l’absurde » évoqués dans les lignes précédentes : M. Esslin même s’y est prononcé, plus ou moins explicitement, dans la préface de la deuxième édition de son ouvrage. Par rapport à l’aspect « école » de sa contribution, il déclare que l’objectif de celle-ci n’était guère de prétendre à l’existence d’un mouvement uni. Il s’agissait en revanche de tra- duire, au delà des créations indépendantes et plurielles, des tendances communes, que les auteurs eux-mêmes pouvaient ne pas réaliser pleinement. M. Esslin d’ajouter : « One might as well have asked a paleolithic potter whether he agreed that he practised the Magdalenian style. » Par rapport au reproche d’avoir planté, dans le théâtre, un concept philosophique, Esslin souligne que le Théâtre de l’absurde représente une conception spécifiquement théâtrale, élaborée justement puisque les années 1950 voient naître, dans le théâtre français d’abord, une profonde rupture par rapport à la majeure pratique des longues décennies qui ont précédé (Esslin 1991 : 12). Reste à s’interroger sur la précision de cette conception, ce qui n’est cependant pas l’objectif de la présente étude. 240 ÉTUDES 36 / 2015 / 2 ( 237—252 ) Mariana Kunešová L’absurde : des définitions lexicographiques et philosophiques vers une catégorie esthétique à ses définitions uploads/Philosophie/ dialnet-labsurde-5335239.pdf
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- Publié le Oct 20, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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