Tracés. Revue de Sciences humaines 8/2005 L’illusion Articles L’illusio chez Pi

Tracés. Revue de Sciences humaines 8/2005 L’illusion Articles L’illusio chez Pierre Bourdieu. Les (més)usages d’une notion et son application au cas des universitaires PAUL COSTEY p. 13-27 Résumé Cet article entend examiner l’application du concept d’illusio au cas des universitaires sous deux angles distincts. D’abord, son emploi soulève des questions essentielles de ré-indéxation (ou ré-utilisation) d’une notion inventée pour décrire des réalités historiquement éloignées. Si ce « ré-emploi » fait partie de la démarche de connaissance, il contribue à dévoiler une partie de la réalité empirique et, dans un même mouvement, il occulte une autre part de cette réalité. Ensuite, la place de ce concept dans une théorie de la pratique et du dévoilement qui décrit un acteur essentiellement myope et peu lucide, victime de nombreuses illusions, ne tient pas compte de la diversité des appartenances sociales (familiale, amicale, professionnelle, etc.) ni de l’alternance de contextes tantôt favorables à la lucidité tantôt à la myopie. Ces réflexions issues d’une recherche de terrain se veulent à la fois empiriques et théoriques, et davantage programmatiques que conclusives. Texte intégral « Aux questions qui portent sur les raisons de l’appartenance, de l’engagement viscéral dans le jeu, les participants n’ont rien à répondre, en définitive, et les principes qui peuvent être invoqués en pareil cas ne sont que des rationalisations post-festum destinées à justifier, pour soi-même autant que pour les autres, un investissement injustifiable ». P. Bourdieu, Méditations pascaliennes.1 J’appelle capital symbolique n’importe quelle espèce de capital (économique, culturel, scolaire ou social) lorsqu’elle est perçue selon des catégories de perception, des principes de vision et de division, des systèmes de classement, L’illusio chez Pierre Bourdieu est une notion clef très souvent négligée par les commentateurs au profit [de celles de champ, de l’habitus ou de la violence symbolique2.] Les raisons de cet insuccès se trouvent peut-être dans le traitement étonnamment discret de ce concept auquel Bourdieu s’est livré, alors que ses différentes acceptions le rendent essentiel dans l’édifice qu’il a construit. Si l’auteur a négligé au fil du temps ce concept, notons tout de même que, dans ses derniers travaux, il trouve une place à sa mesure et qu’il en est fait un usage plus systématique3 : dans Raisons pratiques, qui reprend une série d’articles et de communications orales ou bien dans les Méditations pascaliennes, l’un de ses derniers ouvrages, l’illusio est largement réhabilitée, synthétisant un ensemble de thèmes (intérêt, investissement, engagement, perception, …) et parachevant sa théorie de l’action. Pour autant, cet usage tardif, dans une théorie élaborée de longue date4, laisse supposer des interrogations théoriques majeures au dénouement contestable, et donc des choix intellectuels d’importance aux yeux de Bourdieu. Le recours à l’illusio de façon régulière uniquement à partir des années 1980 en dit long sur les enjeux que cet usage recouvre, quand on se souvient que Bourdieu a défini la plupart de ses concepts majeurs depuis les années 1970. Cet intérêt est renforcé par l’usage qu’il propose de l’illusion et par la manière qu’il a de multiplier les recours à ce terme : «illusion scholastique », «illusion biographique », « illusion subjectiviste », etc. Dans une sociologie du dévoilement (ou de la rupture) qui ne cesse d’opposer, sur un mode bachelardien, la connaissance savante et la connaissance profane, le sociologue se fait démystificateur et parvient seul à émettre des jugements objectifs grâce à l’exercice de la réflexivité (faculté dont est privé l’acteur ordinaire). En ressaisissant les contraintes qui pèsent sur l’acteur, le sociologue peut, seul, reconstruire le sens objectif d’une action qui échappe irrémédiablement à un agent pris par l’action et par consèquent, selon Bourdieu, incapable de réflexivité. Parce que les acteurs sont immergés dans la pratique et que cet engagement impose une myopie au nom des impératifs de la pratique (ni le temps ni les moyens de la réflexivité), la figure du sociologue se dresse en surplomb, détenteur d’un savoir inaccessible à un acteur aveugle qui ne peut accéder aux véritables principes de ses actions. 1 Puisque l’engagement impose de laisser en suspens certaines croyances, d’adhérer de manière aveugle à des principes, l’illusion serait la condition de celui-ci et viendrait en retour conforter cet investissement. Elle serait donc un régime d’existence ou d’engagement dans un monde social, un mode pratique d’investissement qui ne remet pas en cause les fondements de son organisation, en raison d’une coïncidence parfaite entre des cadres mentaux et les règles mêmes de cet univers. L’illusio n’est rien d’autre «que ce rapport enchanté à un jeu qui est le produit d’un rapport de complicité ontologique entre les structures mentales et les structures objectives de l’espace social»5, c’est-à-dire entre un ensemble de schèmes mentaux (habitus) et des régularités caractéristiques d’un espace social autonome (champ) qui conduit ceux qui possèdent la maîtrise pratique de cet univers à anticiper de façon correcte les évolutions du jeu6. Pour celui qui possède les catégories mentales (un «ensemble de principes de vision et de division») adaptées à un champ donné, tous les événements qui s’y produisent paraissent «naturels» ou « évidents». En accord avec la théorie de la pratique, l’intérêt qui pousse les agents à s’investir dans les lusiones, les chances, n’est pas économique. Au contraire, «l’intérêt désintéressé» ayant cours dans la plupart des espaces sociaux autonomes fonde un «intérêt au désintéressement»7 qui prend ses formes extrêmes dans certains lieux comme la famille, le champ artistique ou scientifique8. C’est précisément dans ces champs « les plus purs » que joue à plein cette économie symbolique si particulière, reposant sur le capital symbolique, où la reconnaissance9 devient la seule marque de distinction, à l’exclusion de toute autre : 2 des schèmes classificatoires, des schèmes cognitifs, qui sont, au moins pour une part, le produit de l’incorporation des structures objectives du champ considéré, c’est-à-dire de la structure de la distribution du capital dans le champ considéré.10 Bourdieu, en s’efforçant de décrire des formes d’intérêt non-utilitaristes, considère le champ artistique ou universitaire comme des mondes sociaux désintéressés. Il n’est donc pas incongru de se pencher sur le cas des universitaires, quand Bourdieu en fait les acteurs paradigmatiques de l’économie symbolique. Il nous y invite même en suggérant qu’il s’agit d’une des tâches de la sociologie11. 3 Mais cette approche soulève un certain nombre de questions simultanément empiriques et théoriques. D’abord, le terme d’illusio, par ses résonances latines, nous plonge dans un domaine historiquement situé, réveillant les risques d’emprunts conceptuels hâtifs et, partant, les connotations qui fausseraient son usage lorsqu’il est ré-indexé. Les notions qui décrivent une réalité historique précise ne peuvent être réutilisées impunément pour traiter d’autres événements, si l’on ne fait pas l’effort d’assumer la charge sémantique qu’elles portent clandestinement. C’est ce qui caractérise les concepts dans les sciences sociales, à mi-chemin entre « concepts sténographiques » (trop spécifiques) et « concepts polymorphes » (trop généraux), qualifiés de « semi-noms propres » dans la terminologie de J.-C Passeron12. Il serait maladroit d’y voir un simple enjeu théorique, la référence implicite à la scolastique et à la période médiévale inscrit la profession universitaire dans le registre de la vocation (ou du devoir-être) et biaise l’interprétation découlant de l’investigation empirique, point qui mérite amplement discussion. 4 Par ailleurs, l’illusio est censée désigner l’expérience ordinaire d’un univers social13, mais elle appartient en propre aux « natifs » du champ, ceux qui possèdent à l’état pratique les compétences requises pour s’y épanouir car ils sont les produits de ce même univers. A la limite, l’harmonie sociale passe par la reproduction sociale afin que chacun puisse réussir en trouvant des activités accordées aux dispositions qu’il porte en lui (habitus). Cette lecture quelque peu fataliste de la théorie bourdieusienne soulève de sérieuses questions, dans la mesure où l’auteur fait de la mobilité sociale une source de tensions personnelles. Dès qu’il existe un écart entre les dispositions attendues dans un champ et celles dont est porteur le prétendant, il est nécessaire de le combler au risque pour celui-ci de ne pas y trouver sa place. Dans cette théorie appliquée à un champ particulier, le succès serait l’apanage des seuls natifs, c’est-à-dire, si l’on se permet d’interpréter les termes de Bourdieu, qui reste sur le sujet plus que laconique, des fils ou filles des membres du champ. Reconnaissons à Bourdieu une certaine latitude, les héritiers appartiennent à un cercle large intégrant les enfants des couches les plus aisées et les plus qualifiées de la société. Ceci est évidemment à lire en tendance, sur un mode probabiliste, et non dans une perspective déterministe qui ferait des seuls descendants les prétendants aux aréopages. Mais, adossé à de sérieux arguments statistiques, force est de conclure que le recrutement des milieux universitaires se fait davantage dans un sérail plutôt qu’aléatoirement dans l’ensemble de la société. Ces « natifs » posséderaient le jeu à l’état pratique, dans un « rapport de complicité infra- consciente, infra-linguistique »14, autant qu’ils seraient possédés par le jeu15, ce qui les tient à l’écart de tout cynisme : « […] un des privilèges liés au fait d’être né dans un jeu, c’est qu’on peut faire l’économie du cynisme parce qu’on a le sens uploads/Philosophie/ l-x27-illusio-chez-pierre-bourdieu-les-me-s-usages-d-x27-une-notion-et-son-application-au-cas-des-universit.pdf

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