La liberté humaine entre liberté absolue et déterminisme 1. Liberté absolue et

La liberté humaine entre liberté absolue et déterminisme 1. Liberté absolue et déterminisme Si nous cherchons les raisons pour lesquelles l'homme d'aujourd'hui est tellement sensibilisé au problème de la liberté, nous ne pouvons nous cacher le fait qu'il voit de tous côtés et en tous sens sa liberté en grave danger. Toute affirmation exultante de liberté cache le risque et la peur de vivre d'illusions et de songes. Plus profondes sont la crainte et l'insécu- rité, plus désespérément pressants se font le besoin et l'urgence d'affirmer sa propre liberté. La défiance que la liberté humaine oppose aujourd'hui à toute espèce de loi semble le signe d'une agonie, les dernières lueurs d'une flamme qui a connu des temps meilleurs, et en même temps un cri d'appel au secours. S'agit-il peut-être des caprices d'un homme désormais fatigué d'être libre, ou plutôt des halètements de qui aspire à la vraie liberté ? Nous devons donc nous demander si l'homme d'aujourd'hui a des raisons fondées de craindre pour sa liberté. Les raisons que nous cherchons sont de caractère philosophique et, plus généralement, spirituel, parce que nous sommes convaincus que les fondements de toute vraie liberté reposent au plus intime de l'homme. Si c'est la liberté économique qui manque, il y a encore de l'espoir. Si c'est la liberté juridique, il y a encore de l'espoir, et de même si c'est la liberté politique. Mais si on nie cette liberté dont émanent les actes les plus personnels de l'homme, alors tout le reste devient du coup vaine rhétorique et tragique illusion. La pensée moderne a cru s'être mise définitivement à l'abri de ce danger, en préparant de larges et solides fondements à la liberté humaine. La philosophie moderne et contemporaine peut vraiment se définir comme la «philosophie de la liberté», une philosophie où la liberté a indubitablement connu ses triomphes les plus exaltants, jusqu'à régner seule et indiscutée dans un univers fait à son image et ressemblance. Mais si l'homme d'au- jourd'hui craint pour sa liberté - et je ne dis pas seulement dans le domaine politique et social, mais surtout pour sa liberté d'esprit - cela signifie que cette philosophie est en crise, que cette philosophie est en train d'ouvrir les yeux sur ce qu'elle a «fait» et de se demander si elle n'a pas détruit N O V A E T V E T E R A 1 9 7 6 / 2 GENÈVE LA LIBERTÉ HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ABSOLUE ET DÉTERMINISME 1 1 7 l'image même de l'homme moderne et de cette liberté, qu'elle avait pour- tant contribué elle-même à édifier. En conclusion, le point d'arrivée de la pensée moderne et contemporaine concernant le problème de la liberté, peut se synthétiser ainsi : la notion de liberté est nécessairement celle d'un pouvoir subjectif, absolu, originaire et créateur, délivré de conditionnements externes et internes. Mais l'homme peut-il se dire «libre» en ce sens? Aujourd'hui moins que jamais, nous ne pouvons nous bercer de ces illusions. Alors l'homme n'est pas libre - disent désespérément quelques-uns. Et d'autres répliquent que l'homme peut récupérer sur le plan politique et social ce qui lui est dénié sur le plan intérieur et personnel. Et peut-être aussi peut-on espérer qu'à travers l'action politique il retrouve cette liberté absolue qui lui est déniée. D'où la prédominance du problème de la libération sur celui de la liberté et l'attention tournée exclusivement vers l'exercice de cette liberté. Pour certains donc, il n'y a ni liberté, ni espérance, pour d'autres il n'y a pas de liberté actuelle, mais il y a espérance de liberté. Et pourtant, si les choses sont ainsi, les premiers semblent avoir la raison pour eux, parce que si une chose est complètement étrangère à la nature même de l'homme, comment peut-on penser qu'il pourra un jour la conquérir et la faire sienne comme chair de sa chair et sang de son sang? Dans Le mythe de Sisyphe de Camus, il y a un chapitre consacré à la «liberté absurde». Il suffit de le lire pour se rendre compte de ce que pensent ceux qui veulent continuer à espérer en la liberté contre toute espérance. Nous avons là une théorisation de la «liberté désespérée», liberté absurde, précisément, dans laquelle vit une partie de l'humanité d'aujourd'hui. «Cette liberté supérieure, dit Camus, cette liberté d'être qui seule peut fonder une vérité, je sais bien alors qu'elle n'est pas là. La mort est là comme seule réalité. Après elle, les jeux sont faits. Je suis non plus libre de me perpétuer mais esclave, et surtout esclave sans espoir de révolution éternelle... Quelle liberté peut exister au sens plein, sans assurance d'éternité ?» 1 C'est précisément sur cette constatation de l'absurdité de la vie que se fonde la liberté humaine, qui est la révolte au jour le jour 2 face à l'absurde où nous sommes pourtant immergés et auquel nous savons ne pas pouvoir échapper: une révolte absurde comme acte propre d'une liberté désespérée 3. La liberté comme révolte est ce qui reste à celui à qui est déniée la liberté d'être. C'est l'acte de défi adressé au ciel par celui qui sait ne pas pouvoir y accéder. Si beaucoup de nos contemporains se sentent attirés par cette 1 A. CAMUS, Le mythe de Sisyphe, Gallimard, Paris, 1943, p. 81. 2 Ibid., p. 79. 3 La révolte est l'attitude la plus digne de l'homme qui fait l'expérience de l'absurde. En même temps, elle légitime du moins «le soupçon qu'il y a une nature humaine»: «Pourquoi se révolter s'il n'y a, en soi, rien de permanent à préserver?» A. CAMUS, L'homme révolté, Gallimard, Paris, 1954, p. 28. 118 NOVA ET VETERA forme de liberté, c'est en définitive parce qu'ils ont perdu l'espérance d'être libres. La science contemporaine contribue aussi pour sa part à enlever aux hommes tout reste d'illusion de liberté. Portée à considérer les actes et les comportements humains comme de purs faits empiriques, la science s'efforce de les expliquer causalement par les conditionnements externes et internes. Mais la liberté humaine dans son essence échappe à toute explication causale. Elle se pose devant la science comme un mystère. Si l'homme est libre, il y a toujours au fond de ses choix et de ses actes quelque chose d'inexplicable et d'originaire, quelque chose qui se soustrait à l'enchaîne- ment des événements causaux pour introduire dans le monde la nouveauté comme un apport créateur de la personne. Tout cela trouble la science, en bouleverse les plans. Puis quand la science devient pour l'homme une conception de vie qui englobe tout (scientisme), alors elle s'efforcera d'évacuer définitivement tout l'espace de la liberté. L'inexplicable sera considéré comme le non encore expliqué. Et alors nous ne nous croirons libres que dans la mesure où nous ignorerons la nécessité et la détermination qui nous entourent de toutes parts. La prétendue conscience de la liberté n'est rien d'autre que l'ignorance des causes 1. C'est seulement parce que cet idéal de science totale et définitive est d'une réalisation difficile que nous pouvons nous bercer dans notre liberté stupide et obtuse. Mais le jour où la science aura perfectionné ses instru- ments d'investigation au point d'attaquer le noyau même de la liberté humaine, alors je ne dis pas qu'elle aura expliqué le mystère de la liberté, mais elle aura montré qu'elle n'existe pas, parce qu'elle l'aura supprimée, en en cachant le cadavre. Et ceci est possible - probable même - parce que notre liberté est fragile. Tout ce qui fait la dignité de l'homme, qui l'élève au-dessus de lui-même, peut se perdre très facilement si on n'en fait pas l'objet de nos attentions et de nos soins. En fleurs le matin, le soir déjà, flétri et desséché. La liberté peut mourir parce que l'homme lui-même - son humanité - est passible de mort. La science a déjà commencé cette vivisection de la liberté humaine. Quand Darwin a individué les origines de notre espèce, n'en est-il pas résulté une vision générale de l'homme bouleversée, et non seulement de sa structure physiologique mais surtout de sa particularité, de ce qu'il est une «personne»? Cela a ouvert la voie à une recherche laborieuse des condi- tionnements que subit l'action humaine. Si l'homme est un animal comme tous les autres, il faut démontrer les vraies origines de son faux spiritua- lisme. Et c'est la tâche dont s'est chargée la critique idéologique. Ainsi Marx et Weber s'emploient à montrer les conditionnements sociaux de la pensée humaine, tandis que Freud et Pareto s'intéressent aux conditionne- ments psychiques de toute action humaine. Beaucoup d'illusions s'écroulent 1 B. S P I N O Z A , Ethica, II, prop. 35, scolium. LA LIBERTÉ HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ABSOLUE ET DÉTERMINISME 1 1 9 et nous savons aujourd'hui que l'espace où se meut la liberté humaine est plus étroit que celui que lui attribuaient nos pères. Mais une dimension quantitative restreinte de la liberté ne signifie encore rien sur le plan quali- tatif. Même si je n'étais capable que d'un seul acte de liberté, cela impli- querait la profonde capacité de mon être uploads/Philosophie/ liberte-humaine.pdf

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