NIETZSCHE ET PASCAL. LE CRÉPUSCULE NIHILISTE ET LA QUESTION DU DIVIN Jean Vioul

NIETZSCHE ET PASCAL. LE CRÉPUSCULE NIHILISTE ET LA QUESTION DU DIVIN Jean Vioulac Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques » 2011/1 n° 96 | pages 19 à 39 ISSN 0014-2166 ISBN 9782130587231 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2011-1-page-19.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Aborder le massif nietzs- chéen n’est possible qu’à partir de cette question : mais elle ne fut précisément pensée en sa profondeur abyssale que par Nietzsche, et c’est dès lors en ce cercle qu’il faut s’engager. La difficulté première d’un accès à la question du nihilisme réside en effet dans l’ampleur de vue nécessaire pour saisir dans toute son énormité la « catastrophe nihiliste, qui met un terme à la culture terrestre »1 : la plupart en effet non seulement ignorent tout de cette crise historiale qui menace direc- tement l’humanité comme telle, mais confondent les dernières lueurs de ce crépuscule avec les promesses d’une aurore, qu’ils saluent avec des cris de joie. Et cela inévitablement, puisque « cette déchéance et ce rapetissement de l’homme transformé en bête de troupeau, cette bestialisation des hommes ravalés au rang de gnomes »2 est le principal effet de la catastrophe. L’abord de la question du nihilisme impose donc d’emblée, comme principe méthodologique, de frapper de nullité le point de vue borné et satisfait de « l’homme apprivoisé, incurablement débile et navrant [qui] a déjà appris à se prendre pour le but, le sommet et le sens de l’histoire »3, ne saurait voir dans le nihilisme que l’avène- ment de son règne et le triomphe de sa médiocrité, et célèbre comme « progrès » – « une idée moderne, donc une idée fausse »4 – ce qui n’est autre que la plus irrémédiable débâcle. 1. Nietzsche, Fragments posthumes (1887), 9 [82], Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe, hrsg. von G. Colli und M. Montinari, De Gruyter, München-Berlin-New York, 1980 (désormais abrégé KSA), t. 12, p. 377. 2. Par-delà bien et mal, § 203, KSA 5, p. 127. 3. Généalogie de la morale, Ire Dissertation, § 12, KSA 5, p. 277. 4. L’Antéchrist, § 4, KSA 6, p. 171. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.217.162.235) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.217.162.235) 20 Jean Vioulac Nihilisme et mort de Dieu Le pessimisme, la mélancolie et le désespoir qui se manifestent dans la culture européenne du xixe siècle constituent une première forme de lucidité sur l’irrésistible montée en puissance du nihilisme, et un phénomène décisif que Paul Bourget1 le premier sut reconnaître comme tel. Nietzsche, pour- tant, n’y voit qu’un épiphénomène, plus précisément un symptôme, celui de la perte du sens. « Le grand danger », écrit-il ainsi en 1885, « ce n’est pas le pessimisme, mais l’absurdité de tout ce qui arrive ! La véritable, la grande angoisse, c’est celle-ci : le monde n’a plus de sens »2. L’époque du nihilisme est celle où s’imposent l’absurdité et la vanité de toute chose, sa formule est un universel « à quoi bon ? » : le point de départ de Nietzsche, qui lui permet de conquérir sa pensée propre, consiste ainsi à récuser le pessimisme dogma- tique de Schopenhauer, qui fait de l’absurdité une caractéristique objective du monde lui-même, pour penser l’absurdité comme déception d’une inten- tion de sens. Il oppose à Schopenhauer qu’« il n’y a pas d’état de fait en soi, au contraire, il faut toujours projeter un sens au préalable pour qu’il puisse y avoir un état de fait »3. L’avènement de l’universelle absurdité ne doit alors pas être naïvement pris pour la découverte d’une caractéristique intrinsèque du réel, mais compris comme ruine du sens qui jusque-là dominait : « le nihilisme est devant la porte : d’où nous vient ce plus inquiétant de tous les hôtes ? D’une interprétation très déterminée […] “Rien n’a de sens” : le caractère inutilisable d’une interprétation du monde à laquelle on a consacré une force énorme éveille le soupçon que toutes les interprétations du monde pourraient être fausses »4. La catastrophe nihiliste est la débâcle du sens, effondrement irrésistible, par pans entiers, de tout ce tout ce qui procurait une signification à l’existence ; parce qu’elle est caractéristique de la moder- nité européenne, elle doit être plus précisément conçue comme débâcle d’un sens, celui par lequel l’Occident se définit, à savoir le rationalisme de provenance grecque et le monothéisme de provenance judéo-chrétienne. C’est pourquoi l’événement est véritablement titanesque et passe l’enten- dement commun : il est catastrophe au sens originel du terme, c’est-à-dire dénouement d’une tragédie, et cette tragédie est l’histoire occidentale. La 1. Essais de psychologie contemporaine (Baudelaire – Renan – Flaubert – Taine – Stendhal), Paris, Lemerre, 1883, et Nouveaux essais de psychologie contemporaine (Dumas fils – Leconte de Lisle – Goncourt – Tourgueniev – Amiel), Paris, Lemerre, 1886. Bourget entend y « rédiger quelques notes capables de servir à l’historien de la vie morale pendant la seconde moitié du xixe siècle » et découvre dans la littérature « les symptômes, visibles pour tous ceux qui veulent regarder sans parti pris, d’une maladie de la vie morale arrivée à sa période la plus aiguë », maladie caractérisée par un « esprit de négation et de dépression », « une mortelle fatigue de vivre, une morne perception de la vanité de tout effort […] un inutile et morne “à quoi bon” », qu’il nomme « nihilisme » (rééd. établie et préfacée par A. Guyaux, Paris, Gallimard- Tel, 1993, p. 438-439). Nietzsche lit ces Essais dès la parution du premier volume, et c’est à compter de cette date que le nihilisme devient le concept directeur de sa pensée. 2. (1885), 39 [15], KSA 11, p. 625. 3. (1885-1886), 2 [149], KSA 12, p. 140. 4. (1885-1886), 2 [127], KSA 12, p. 125. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.217.162.235) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 28/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 78.217.162.235) 21 Nietzsche et Pascal. Le crépuscule nihiliste et la question du divin crise nihiliste est le désastre de l’Occident, sa faillite historiale, et c’est parce qu’il sut en saisir la logique que Nietzsche put se faire prophète : « Je décris ce qui viendra, ce qui ne peut manquer de venir : l’avènement du nihilisme. Cette histoire peut être dès maintenant contée, car la nécessité même est à l’œuvre… Toute notre civilisation européenne se meut depuis longtemps déjà dans une attente torturante qui croît de lustre en lustre et qui mène à une catastrophe : inquiète, violente, précipitée, elle est un fleuve qui veut arriver à son terme. »1 Parce qu’il constate non seulement la catastrophe, mais sait voir aussi ce qui s’effondre en elle, Nietzsche peut alors tenter de l’expliquer, par une enquête archéologique qui consiste à fouiller dans les décombres de ce sys- tème axiologique ruiné pour identifier la faiblesse de structure qui conduisit à son écroulement. Sa question directrice est ainsi formulée dans la préface d’Aurore : « À quoi tient-il que, depuis Platon, tous les architectes-philosophes de l’Europe aient bâti en vain ? Que tout ce qu’ils tenaient eux-mêmes sincèrement et sérieuse- ment pour ære perennius menace de s’écrouler ou gise déjà en ruine ? »2 Platon est en effet le premier bâtisseur de la philosophie, celui qui élabore la structure portante de la pensée occidentale à l’édification de laquelle tous les philosophes depuis ont contribué, et il la fait reposer sur le « joug » (ζυγόν)3 de l’idée de Bien, véritable clef de voûte de la métaphysique qui maintient la cohésion de son appareillage : le destin de l’Occident se joue donc dans « la pire, la plus invétérée et la plus dangereuse de toutes les erreurs : l’inven- tion platonicienne de l’esprit pur et du Bien en soi »4. Or Aristote, fidèle en cela à son maître, uploads/Philosophie/ nietzsche-et-pascal-le-crepuscule-nihiliste-et-la-question.pdf

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