1 Séance du samedi 27 février 1965 L'ACTIVITÉ MATHÉMATIQUE ET SON RÔLE DANS NOT
1 Séance du samedi 27 février 1965 L'ACTIVITÉ MATHÉMATIQUE ET SON RÔLE DANS NOTRE CONCEPTION DU MONDE M. André LICHNEROWICZ, membre de l'Institut, professeur au Collège de France, s'est proposé de développer devant les membres de la Société les arguments suivants : « Notre raison à chaque instant est l'état d'esprit mathématique à cet instant » disait Brunschvicg. « La mathématique est un devenir nécessaire, imprévisible et inépuisable » disait de son côté Cavaillès. La mathématique, par nature, réfléchit sur elle-même et se présente comme le témoignage le plus précieux sur le fonctionnement de notre esprit. Elle est, d'autre part, l'une des principales clés pour l'intelligence du monde scientifique et technique qui est le nôtre, l'une des sources des pouvoirs accrus de l'homme. L'activité mathématique sera d'abord analysée pour elle-même dans ses deux temps : l'activité de création et l'activité de communication. On verra ces deux activités se disjoindre au cours de l'histoire de la pensée mathématique et le statut actuel apparaître avec la fin des « mathématiques classiques » (disparues entre 1900 et 1920). L'activité de communication, la possibilité de communication sans « bruit de fond », est basée sur l'élaboration, de plus en en plus délibérée et consciente, d'un type de discours cohérent et contraignant pour l'autre, et, par cela même, formalisable (s'il n'est pas en général effectivement formalisé). Le caractère premier du discours mathématique de communication est d'admettre la possibilité de « dictionnaires parfaits » ou, en langage technique, d'application bijectives d'un ensemble sur un autre respectant certaines structures (isomorphismes). L'identité est ainsi remplacée, pour le mathématicien, par l'isomorphisme. Le discours mathématique est, par suite, dépourvu de toute signification univalente, mais, grâce à cela, il est non générateur de quiproquos ; il est radicalement non- ontologique, radicalement inapte à parler d'ontologie. Il n'est jamais achevé, mais doit être constamment élaboré pour porter les messages mathématiques nouveaux. La logique, chère au philosophe, se présente pour le mathématicien à trois niveaux : selon le sens attribué au mot logique, elle peut être la mathématique toute entière, ou seulement la métamathématique 2 destinée à prouver, à partir d'un système antérieur, la cohérence de ce qui est conventionnellement appelé « mathématique proprement dite », ou enfin la théorie des structures algébrico-logiques. De toute façon, la logique, stricto sensu, ne semble pas pouvoir être extérieure ou antérieure à la mathématique, lui imposer une loi préalable, et elle ne saurait, comme elle, être fixée une fois pour toutes dans un état. L'activité de création est entièrement différente. Elle est « inspirée » à la fois par la mathématique constituée elle-même et par tel ou tel aspect du monde extérieur. Dans le premier type d'inspiration, ce sont des critères de fécondité et des critères esthétiques qui jouent. Dans le second, la volonté d'intelligibilité est bien loin de suggérer des structures mathématiques souhaitables ; il y a, le plus souvent, « tentative de déduction totale » d'un large aspect du réel, à partir d'axiomes justifiés seulement par leurs conséquences. Quelle que soit son « inspiration » le mathématicien créateur se présente comme un homme doué d'une imagination et d'une sensibilité sociales ; il crée et juge bien souvent à l'aide de cette sensibilité mathématique, analogue à la sensibilité musicale ou picturale et se montre plus artiste que savant. Il discourt avec lui- même (rarement avec un autre) au moyen d'un « auto-discours » profondément différent du discours de communication, un discours moins abstrait et qui se veut porteur et générateur d'intuitions créatrices, un discours de type « poétique ». Le passage d'un discours à l'autre s'effectue par ascèse. Il est paradoxal de voir ce jeu, le plus souvent gratuit, du mathématicien mordre sur le réel et lui conférer une certaine intelligibilité. Le paradoxe s'évanouira peut-être partiellement si l'on admet que nous n'avons de pleine intelligence constitutive d'une science objective (c'est-à-dire communicable à l'autre sans déformation) que mathématique. La mathématique tire sa puissance de son caractère non-ontologique, de son ascèse nécessaire et c'est ce caractère même qui joue dans la constitution du « savoir faire » qu'est notre science. COMPTE RENDU DE LA SÉANCE 3 La séance est ouverte à 16 h. 45, à la Sorbonne, Faculté des Lettres, Salle Cavaillès, sous la présidence de M. Jean WAHL, président de la Société. M. Jean Wahl. – Nous sommes heureux d'accueillir M. André Lichnerowicz, professeur au Collège de France et grand ami de la philosophie. C'est en effet un de nos désirs de voir des confrontations de philosophes et de savants, de les voir plus fréquentes, et je me permets de faire appel aux savants qui sont ici pour qu'ils viennent, en suivant l'exemple modèle de M.Lichnerowicz, nous parler de la science. Je lui donne tout de suite la parole en le remerciant beaucoup. M. Lichnerowicz. – J'espère que mon amitié pour la philosophie ne sera pas trop malheureuse ! La mathématique a toujours exercé sur les philosophes un pouvoir d'attraction certain. Dans le passé, les grands philosophes furent souvent de grands mathématiciens et s'il n'en est plus ainsi – nous chercherons à savoir pourquoi – il reste qu'aux yeux de tout homme qui pense, la mathématique a dans la science un statut particulier. Elle importe même à l'esprit le moins préoccupé de technique ou de connaissance scientifique de l'univers concret ; elle importe parce qu'elle est expérience pure, je dirais volontiers purifiée, de l'intelligence en action. Bien que la mathématique soit peut-être celle des différentes sciences qui a le plus évolué dans ses intérêts, dans ses objets, dans ses méthodes d'approche au cours de sa longue histoire, elle est trop souvent disséquée à l'état de cadavre ou contemplée à l'état d'architecture achevée et figée, et il arrive que de bons esprits finissent par se demander « comment est-il encore possible de créer en mathématique ? » « La mathématique est un devenir nécessaire, imprévisible et inépuisable » répondait, dans cette même salle, Cavaillès. C'est à quelques réflexions sur l'activité mathématique elle-même, saisie de l'intérieur, que je consacrerai cet exposé. Je ne voudrais point y donner de vues personnelles, mais bien plutôt porter un témoignage qui soit celui même de tous mes frères en mathématiques. Dans cette activité mathématique, comme dans beaucoup d'activités humaines, deux temps doivent, me semble-t-il être distingués : l'activité de création et l'activité de communication. La mathématique contemporaine n'est pas seulement l'ensemble des propositions contenues dans un Bourbaki idéal ; elle est aussi l'ensemble des motivations de ces propositions, celui des problèmes ouverts où passé 4 et avenir se mêlent, et elle se trouve incarnée dans la communauté des mathématiciens au travail partout dans le monde. En bonne méthode, il convient d'abord de saisir, au cours d'un très bref survol des grands moments mathématiques de l'histoire, comment ces deux temps se sont trouvés disjoints, avant d'élaborer leur modus vivendi. Je ne me dissimule pas combien ce que je vais dire sera partial, partiel et incomplet, mais j'essaierai de ne point déformer la perspective. * Chez les Chaldéens ou les Egyptiens, nous percevons la connaissance de l'angle de deux étoiles, de la surface d'un champ rectangulaire ou parfois trapézoïdal, du volume d'un cube ou d'une pyramide régulière. Mais ce que nous nommons raisonnement est le plus souvent absent ou n'est qu'esquissé sur des exemples. C'est avec les Grecs qu'apparait consciemment la première ambition mathématique et la volonté de bâtir un type de discours, cohérent et contraignant pour l'autre, capable d'interdire le refus de son contenu. Mathématique, logique et philosophie naissent simultanément, s'entremêlent pour une part, usent d'un langage peu différencié, variant seulement selon la nature des objets. Dans la démarche mathématique grecque, deux obstacles graves cependant qu'il faudra des siècles pour surmonter. Le discours n'est pas conçu comme hypothétiquement contraignant même chez Euclide : les prémises du raisonnement ne sont pas posées par un acte libre, mais se veulent douées de quelque évidence, commune et préalable à l'activité mathématique. Il existe, d'autre part, un plan privilégié des « objets mathématiques », des « êtres mathématiques », objets idéalisés suggérés par la contemplation du ciel ou les problèmes de la terre, tout au moins ceux qui relèvent de l'architecture, du commerce ou de la navigation. Ces deux obstacles marqueront fortement le développement, mathématique jusqu'au XIXe siècle, et d'abord celui de la mathématique grecque. L'arithmétique grecque, science des nombres, ne reconnaît guère à ses débuts de statut mathématique qu'aux entiers et aux fractions ou proportions ; mais elle a réussi à dégager une théorie des lois de compositions élémentaires sur ces nombres. Cette arithmétique rudimentaire ne connaît point le zéro, « objet absence d'objet », et a fortiori elle ignore la numération de position. La représentation des entiers par des unités discrètes entraîne des spéculations de style pythagoricien assez malsaines du point de vue scientifique. 5 La géométrie, science des figures planes ou spatiales, fut pour les Grecs, à juste titre, la reine des sciencer. Basée sur une structure extrêmement riche – si vous me pardonnez cet anachronisme – c'est avec elle que l'esprit humain va véritablement apprendre ce qu'est un raisonnement et acquérir l'expérience de uploads/Philosophie/ philosc09-lichnerowicz-1965 1 .pdf
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- Publié le Mai 07, 2022
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