Sociétés n° 86 – 2004/4 Contributions DEUIL ET MÉLANCOLIE Extrait de Métapsycho
Sociétés n° 86 – 2004/4 Contributions DEUIL ET MÉLANCOLIE Extrait de Métapsychologie Sigmund FREUD Après nous être servis du rêve comme du modèle normal des troubles psychi- ques narcissiques, nous allons tenter d’éclairer l’essence de la mélancolie en la comparant avec l’affect normal du deuil. Mais ici nous sommes obligés de faire un aveu préalable qui nous préservera de surestimer le résultat obtenu. La mé- lancolie dont le concept est défini, même dans la psychiatrie descriptive, de façon variable, se présente sous des formes cliniques diverses dont il n’est pas certain qu’on puisse les rassembler en une unité, et parmi lesquelles certaines font penser plutôt à des affections somatiques qu’à des affections psychogènes. Notre matériel se limite, en dehors des impressions dont tout observateur peut disposer, à un petit nombre de cas dont la nature psychogène ne fait aucun doute. Nous abandonnerons donc d’emblée toute prétention à ce que les résul- tats de ce travail aient une validité universelle et nous nous consolerons en con- sidérant qu’avec nos moyens de recherches actuels, nous ne pouvons guère trouver quelque chose qui ne soit typique, sinon pour toute une classe d’affections, du moins pour un groupe plus restreint. Le rapprochement de la mélancolie et du deuil est justifié par le tableau d’ensemble de ces deux états. Dans les deux cas, les circonstances déclenchantes, dues à l’action d’événements de la vie, coïncident elles aussi, pour autant qu’elles apparaissent clairement. Le deuil est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc. L’action des mêmes événements provoque chez de nombreuses per- sonnes, pour lesquelles nous soupçonnons de ce fait l’existence d’une prédispo- sition morbide, une mélancolie au lieu du deuil. Il est aussi remarquable qu’il ne nous vienne jamais à l’idée de considérer le deuil comme un état pathologique et d’en confier le traitement à un médecin, bien qu’il s’écarte sérieusement du com- portement normal. Nous comptons bien qu’il sera surmonté après un certain 8 Deuil et mélancolie Sociétés n° 86 – 2004/4 laps de temps, et nous considérons qu’il serait inopportun et même nuisible de le perturber. La mélancolie se caractérise du point de vue psychique par une dépression profondément douloureuse, une suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité et la diminution du sentiment d’estime de soi qui se manifeste par des auto-reproches et des auto- injures et va jusqu’à l’attente délirante du châtiment. Ce tableau nous devient plus compréhensible lorsque nous considérons que le deuil présente les mêmes traits sauf un seul : le trouble du sentiment d’estime de soi manque dans son cas. En dehors de cela, c’est la même chose. Le deuil sévère, la réaction à la perte d’une personne aimée, comporte le même état d’âme douloureux, la perte de l’intérêt pour le monde extérieur (dans la mesure où il ne rappelle pas le défunt), la perte de la capacité de choisir quelque nouvel objet d’amour que ce soit (ce qui voudrait dire qu’on remplace celui dont on est en deuil), l’abandon de toute activité qui n’est pas en relation avec le souvenir du défunt. Nous concevons facilement que cette inhibition et cette limitation s’adonnent exclusivement à son deuil, de sorte que rien ne reste pour d’autres projets et d’autres intérêts. Au fond, ce comportement nous semble non pathologique pour la seule raison que nous savons si bien l’expliquer. Nous serons aussi d’accord avec la comparaison qui nous fait nommer « dou- loureux » l’état d’âme du deuil. Sa justification sautera vraisemblablement aux yeux lorsque nous serons en mesure de caractériser la douleur du point de vue économique. En quoi consiste maintenant le travail qu’accomplit le deuil ? Je crois qu’il n’y aura rien de forcé à se le représenter de la façon suivante : l’épreuve de réalité a montré que l’objet aimé n’existe plus et édicte l’exigence de retirer toute la libido des liens qui la retiennent à cet objet. Là contre s’élève une rébellion compréhen- sible (on peut observer d’une façon générale que l’homme n’abandonne pas volontiers une position libidinale même lorsqu’un substitut lui fait déjà signe). Cette rébellion peut être si intense qu’on en vienne à se détourner de la réalité et à maintenir l’objet par une psychose hallucinatoire de désir. Ce qui est normal, c’est que le respect de la réalité l’emporte. Mais la tâche qu’elle impose ne peut être aussitôt remplie. En fait, elle est accomplie en détail, avec une grande dé- pense d’énergie d’investissement et pendant ce temps, l’existence de l’objet perdu se poursuit psychiquement. Chacun des souvenirs, chacun des espoirs par les- quels la libido est accomplie sur lui. Pourquoi cette activité de compromis, où s’accomplit en détail le commandement de la réalité, est-elle si extraordinaire- ment douloureuse ? Il est difficile de l’expliquer sur des bases économiques. Il est remarquable que ce déplaisir de la douleur nous semble aller de soi. Mais le fait est que le moi après avoir achevé le travail du deuil redevient libre et sans inhibi- tions. Appliquons maintenant à la mélancolie ce que nous avons appris du deuil. Dans toute une série de cas, il est manifeste qu’elle peut être, elle aussi, une S. FREUD 9 Sociétés n° 86 – 2004/4 réaction à la perte d’un objet aimé ; dans d’autres occasions, on peut reconnaître que la perte est d’une nature plus morale. Sans doute l’objet n’est-il pas réelle- ment mort mais il a été perdu en tant qu’objet d’amour (cas, par exemple, d’une fiancée abandonnée). Dans d’autre cas encore, on se croit obligé de maintenir l’hypothèse d’une telle perte mais on ne peut pas clairement reconnaître ce qui a été perdu, et l’on peut admettre à plus forte raison que le malade lui non plus ne peut saisir consciemment ce qu’il a perdu. D’ailleurs, ce pourrait encore être le cas lorsque la perte qui occasionne la mélancolie est connue du malade, celui- ci sachant sans doute qui il a perdu mais non ce qu’il a perdu en cette personne. Cela nous amènerait à rapporter d’une façon ou d’une autre la mélancolie à une perte de l’objet qui est soustraite à la conscience, à la différence du deuil dans lequel rien de ce qui concerne la personne n’est inconscient. Dans le deuil, nous trouvions que l’inhibition et l’absence d’intérêt étaient complètement expliquées par le travail du deuil qui absorbe le moi. La perte inconnue qui se produit dans la mélancolie aura pour conséquence un travail intérieur semblable, et sera, de ce fait, responsable de l’inhibition de la mélanco- lie. La seule différence, c’est que l’inhibition du mélancolique nous fait l’impres- sion d’une énigme, parce que nous ne pouvons pas voir ce qui absorbe si complètement les malades. Le mélancolique présente encore un trait qui est absent dans le deuil, à savoir une diminution extraordinaire de son sentiment d’estime du moi, un immense appauvrissement du moi. Dans le deuil, le monde est devenu pauvre et vide, dans la mélancolie, c’est le moi lui-même. Le malade nous dépeint son moi comme sans valeur, incapable de quoi que ce soit et mora- lement condamnable ; il se fait des reproches, s’injurie et s’attend à être jeté dehors et puni. Il se rabaisse devant chacun, plaint chacun des siens d’être lié à une personne aussi indigne que lui. Il ne peut pas juger qu’une modification s’est produite en lui, mais étend au passé son autocritique ; il affirme qu’il n’a jamais été meilleur. Le tableau de ce délire de petitesse (principalement sur le plan moral) se complète pas une insomnie, par un refus de nourriture et, fait psycho- logiquement très remarquable, par la défaite de la pulsion qui oblige tout vivant à tenir bon à la vie. Il serait scientifiquement aussi bien que thérapeutiquement infructueux de contredire le malade qui porte de telles plaintes contre son moi. Il doit bien avoir, en quelque façon raison et décrire quelque chose qui est tel qu’il lui paraît. Nous sommes bien forcés de confirmer immédiatement et sans réserve quelques-unes de ses allégations. Il est effectivement aussi dépourvu d’intérêt, aussi incapable d’amour et d’activité qu’il le dit. Mais, comme nous le savons, cela vient secon- dairement ; c’est la conséquence de ce travail intérieur, inconnu de nous, compa- rable au deuil, qui consume son moi. Dans certaines de ses autres plaintes contre lui-même, il nous semble également avoir raison, et ne faire que saisir la vérité avec plus d’acuité que d’autres personnes qui ne sont pas mélancoliques. Lors- que, dans son autocritique exacerbée, il se décrit comme mesquin, égoïste, insincère, incapable d’indépendance, comme un homme dont tous les efforts ne tendraient qu’à cacher les faiblesses de sa nature, il pourrait bien, selon nous, 10 Deuil et mélancolie Sociétés n° 86 – 2004/4 s’être passablement approché de la connaissance de soi, et la seule question que nous nous posons, c’est de savoir pourquoi l’on doit commencer par tomber malade pour avoir accès à une telle vérité. Car il ne fait aucun doute uploads/Philosophie/ deuil-et-melancolie-freud 1 .pdf
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- Publié le Fev 14, 2021
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