Platonisme ou Aristotélisme Pascal Ide, « Platonisme ou aristotélisme », Revue

Platonisme ou Aristotélisme Pascal Ide, « Platonisme ou aristotélisme », Revue thomiste, 95 (1995), p. 567-610. « Au fond, l’opposition du platonisme et de l’aristotélisme se replace dans une polarité de pensée qui court à travers toute l’histoire de la philosophie [1] ». « Dans le christianisme seulement, les visions du monde opposées sont conciliables [2] ». « Il n’est pas indispensable que tu me comprennes. Il y a plus d’une sagesse, et toutes sont nécessaires au monde ; il n’est pas mauvais qu’elles alternent [3] ». Gœthe estimait que Platon et Aristote se sont partagé l’univers de la pensée, non seulement de leur temps, mais de tous les temps. L’objet de cet article est de comprendre pourquoi et comment. Il ne s’agit pas de comparer deux écoles, ni deux types d’influence [4], encore moins deux philosophes, mais deux formes d’esprit. Aussi parlerons-nous de « pensée », de « polarité » ou de « tendance », platonicienne et aristotélicienne, plutôt que de Platon et d’Aristote. De prime abord, et avec raison, le penseur ne goûte guère ces distinctions trop tranchées qui sont la porte ouverte à tous les terrorismes intellectuels et font le lit des jugements sommaires dont nous ne sommes que trop coutumiers. Nous prendrons en compte cette objection, mais il ne faudrait pas qu’elle barre a priori la route à toute investigation qui, pour être audacieuse ou périlleuse, pourrait s’avérer féconde. Je procéderai en quatre temps. Je tenterai d’abord d’établir cette distinction, usant d’une approche d’abord inductive (1), puis plus descriptive (2), avant de répondre aux objections qu’une telle bipartition ne peut manquer de soulever (3) et de chercher à en découvrir les fondements (4). La distinction entre pensée platonicienne et pensée aristotélicienne paraît polariser tous les types d’exercice de la pensée : scientifique, philosophique, théologique. Nous nous arrêterons à quelques illustrations représentatives. a) En philosophie L’histoire de la philosophie occidentale est traversée par cette bipartition. De manière simple et même simpliste, disons que Platon est le penseur de l’eidos et Aristote celui de la morphé. Pour les deux Grecs, le réel est autant le sensible ou la nature que l’immuable, l’Absolu ; mais les pondérations données à ces deux ordres de réalité diffèrent. La patrie de Platon, c’est le Ciel intelligible ; la nature est conduite par des Idées. « Mais, explique Pierre-Marie Emonet, il ne pouvait concevoir que ces ‘Idées’, aussi stables, puissent œuvrer à même une matière, toujours changeante. Entre les idées et la matière qui disperse l’être, et donc qui est responsable de la mort, une union ne lui paraissait pas possible. Il en est venu à dire que les corps dans la nature n’étaient que les copies déficientes et précaires de modèles habitant un autre monde ». En revanche, la résidence d’Aristote est cette Terre. « Aristote lui, au contraire, défend ce monde-ci, continue le Père Emonet. Il entend qu’on n’enlève pas à la matière sa part de réalité. Mais d’abord les ‘Idées’ de Platon, lui, il les a longuement contemplées lorsqu’il étudiait, et avec quelle minutie, des centaines d’espèces vivantes comme dans son Histoire des Animaux. Une certitude était née alors en lui. L’Idée, ce principe de l’évolution vitale du germe jusqu’à la phase de la naissance, œuvre réellement à même la matière, en son sein [5] ». Il n’y a nulle raison de se départir de cette distinction en parcourant les grandes figures de la philosophie moderne [6]. Endre von Ivanka situe ainsi Descartes du côté de l’hérédité platonicienne et Kant du côté aristotélicien : « L’opposition des deux systèmes se répète de façon singulière au sein de la philosophie moderne, dans l’opposition entre le cartésianisme et le kantisme [7] ». Du point de vue matériel, l’anti-aristotélisme de Descartes [8] et son admiration pour les mathématiques sont bien connus. Plus profondément, est platonicienne « l’exigence de ne conférer la valeur de connaissance véritable qu’à ce qui est immédiatement donné à la conscience connaissante en tant qu’‘idée claire et distincte’, et de ne considérer les autres perceptions comme contenu de connaissance qu’à la condition de les ramener à ces premiers principes de connaissance, ou plus encore à la condition de les déduire, en les reconstruisant à partir de ceux-ci ». Pour Descartes, « seul ce qui est connu a priori possède un caractère de connaissance véritable ». Or, ce dispositif est au centre de la pensée platonicienne. Aussi Descartes est-il inapte à rendre compte correctement de l’unité organique et de la vie, donc du corps. Faire de Kant l’Aristote des temps modernes étonne de prime abord, tant que l’on oppose le réalisme aristotélicien et l’idéalisme né de la révolution copernicienne. Mais partons du cœur de sa pensée : le processus de connaissance réside dans la détermination opérée par le contenu cognitif sur la conscience. Une intuition intellectuelle serait divine, car elle auto-constituerait son objet. Chez Kant, comme chez Aristote, les idées sont l’application des principes de pensée à l’objet qu’elles ne constituent pas. Notre entendement est seulement capable de penser, c’est- à-dire de relier des représentations qu’il n’a pas pu se donner à lui-même, qu’il a reçues dans une perception. Si, pour le Stagirite, les idées disent le monde et Dieu, alors que, pour Kant, elles ne font qu’exprimer la structure du sujet, si, pour Aristote, mais non pour le philosophie allemand, la forme est aussi donnée, puisqu’unique est l’acte du connaître, au fond, les différences, tant entre Descartes et Platon [9] qu’entre Kant et Aristote, tiennent d’abord au principe de subjectivité introduit par la modernité. La situation de Hegel le confirme [10]. Certes, il est séduisant et fréquent, notamment depuis Alain, de faire de l’auteur de la Phénoménologie de l’Esprit l’Aristote des temps modernes [11] ; le maître de Berlin se présentait volontiers comme un nouvel Aristote, notamment par son souci de prendre en compte l’empiricité et son refus de tout dualisme. Mais à y regarder de près, Hegel est plus proche de la mouvance platonicienne. Retenons trois signes parmi beaucoup : l’idéalisme ; le primat de la méthode dialectique ; la perspective verticale et, plus encore, théologique qui commande tout le système [12]. b) En théologie En théologie, le couple emblématique n’est plus Platon-Aristote, mais Augustin- Thomas. On sait quelle admiration le premier porte à Platon : dans les Livres des platonici, dit-il, « j’ai lu, non pas assurément en ces termes, mais le sens était absolument le même […] j’ai lu qu’au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu [13] ». Goulven Madec commente : « Cela veut dire que, dans l’esprit d’Augustin, il n’y a pas à faire le partage, en cette doctrine commune, entre ce qui serait platonicien et ce qui serait chrétien : non, mais c’est simplement vrai [14] ». On n’ignore pas non plus quelle importance Thomas, qui connaissait Platon [15], a donné au Stagirite et combien il a fondé sa philosophie et sa théologie sur ses intuitions principielles. Maritain donne une belle présentation de « la situation réciproque » de ces deux géants qui ont marqué tout l’Occident chrétien : « Un évêque du ive-ve siècle, un scolastique du xiiie ; non seulement des époques, des débats, des circonstances intellectuelles entièrement différentes, mais des tâches tout autres. Un pêcheur d’hommes, un constructeur de vérités. La doctrine chrétienne à engendrer, à découvrir, à opposer à la sagesse de ce monde ; la doctrine chrétienne à parfaire et consolider en elle-même et pour elle-même. Une source, un fruit [16] ». La différence se poursuit aujourd’hui. On la retrouve par exemple en théologie systématique dans le couple Karl Rahner-Hans Urs von Balthasar [17] : le premier, plus attiré par la démarche ascendante est de sensibilité aristotélicienne ; le second, très sensible au caractère théocentré du discours théologique est de sensibilité toute augustinienne. Selon une distinction qui sera reprise plus loin, le théologien allemand a davantage insisté sur l’immanence des causes secondes, en particulier humaines, et le théologien suisse sur la transcendance de la Cause première. Il n’est pas jusqu’à la spiritualité qui obéit aussi à cette bipolarité [18]. Le Catéchisme de l’Église catholique, si attentif à la riche diversité de l’Église et à la faire respirer par ses deux « poumons », occidental et oriental, n’a par exemple pas voulu se contenter d’une seule approche de la prière. En l’occurrence, il juxtapose presque une définition plus subjective, de saveur augustinienne [19], et une définition plus objective, de saveur thomiste [20]. Par ailleurs, une mystique augustinienne n’hsite pas à manifester l’incomplétude du monde pour acheminer l’esprit vers Dieu, alors qu’une mystique thomiste se réjouit de la complétude du réel qui n’ôte rien au Très-Haut, pour nous unir davantage à Lui. Il en découle deux regards très divers sur le monde et la « gestion » des affaires terrestres. c) En sciences Il est plus étonnant de constater que, malgré leur neutralité, les approches scientifiques vérifient la bipolarité aristotélico-platonicienne. Cependant, même si Platon avait quelques affinités avec les pythagoriciens et Aristote avec les disciples d’Esculape, cette ligne de partage ne passe uploads/Philosophie/ platonisme-ou-aristotelisme.pdf

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