Claudine Tiercelin La connaissance métaphysique Leçon inaugurale prononcée le 5

Claudine Tiercelin La connaissance métaphysique Leçon inaugurale prononcée le 5 mai 2011. Chaire de Métaphysique et philosophie de la connaissance Édition numérique réalisée à partir du texte disponible en ligne à l’adresse suivante http://lecons- cdf.revues.org/449 Monsieur l’Administrateur, Mes chers collègues, Chers amis, « Il fut un temps où l’on pouvait risquer de paraître présomptueux en parlant de métaphysique et de “système” », écrivait Martial Gueroult, l’un de mes illustres prédécesseurs dans cette institution ; et il ajoutait : « Mais si la métaphysique et l’esprit de système étaient déjà bien dépréciés à la fin du XVIIIe siècle, à une époque où Kant lui-même hésitait à prononcer “le nom si décrié de métaphysique”, ils sont tombés aujourd’hui en un tel point de discrédit, que celui qui voudrait les défendre risque moins d’être accusé de présomption que d’ignorance, de naïveté ou de sottise1. » Je mesure donc l’audace et, peut-être, la témérité ou l’inconscience qu’il aura fallu à Pierre Corvol, à Jacques Bouveresse, et à vous, mes chers collègues, pour me confier l’honneur de porter une chaire qui, pour la première fois dans l’histoire du Collège de France, inscrit, dans son intitulé, le terme de « métaphysique », en l’associant, de surcroît, à celui de « philosophie de la connaissance », si remarquablement illustré par les maîtres que furent pour moi Jules Vuillemin et, plus encore, Jacques Bouveresse. Il peut sembler en effet saugrenu ou culotté de proposer un tel attelage, tant dans l’esprit de beaucoup, le doute n’est plus permis : est désormais réglé le sort de celle qui fut jadis « reine des sciences », entrés que nous sommes, depuis belle lurette, dans l’ère de la « pensée » post-métaphysique. Dogmatisme insensé, radotages verbeux d’esprits cédant aux idoles logiques ou onto-théologiques, ou au fantasme d’un possible accès à la Réalité, à la Vérité, à la Connaissance : c’est ainsi que, le plus souvent, on se figure la métaphysique et que l’on ironise sur ses partisans, quand seulement il en reste. Pour les esprits chagrins ou censément lucides, certains « tournants » (kantien, heideggerien, positiviste, linguistique, cognitiviste) ont été pris, une fois pour toutes. Qui oserait aller au-delà des phénomènes ? La réalité nous est inaccessible, pris que nous sommes aussi, et de toute façon, dans les rets du langage. Sauf à se présenter comme une recherche dont la visée serait quelque céleste transcendance, ou comme le simple envers dont la théologie serait le naturel endroit, une démarche qui prétendrait encore, dans la pure tradition de la metaphysica generalis, enquêter sur l’essence des choses ou sur l’être en tant qu’être, serait effectivement ignorante, bien naïve ou bien sotte. Pour les optimistes – ou simplement pour ceux qui, suivant leur bon sens, constatent que, malgré tout, bien des choses restent encore connaissables, et qu’il est concevable, voire possible, de les tenir pour vraies –, il va généralement de soi que c’est aux nombreuses sciences de s’en occuper – ce que, reconnaissons-le, elles font, et, du reste, fort bien. Et si, plutôt, en toute rigueur, qu’à « connaître », du moins selon certains, il reste des choses à « penser », à « exprimer » ou à « vivre », la littérature et l’art s’en chargent, et mieux encore, incontestablement, que la métaphysique : à supposer donc que cette dernière ait encore un sens, quel os lui resterait-il bien à ronger ? Il est d’usage de se féliciter de la création d’une nouvelle chaire. Je serais tentée de dire, pour ma part, que ce n’est pas forcément, dans le cas présent, une aussi bonne 1 Martial Gueroult, Philosophie de l’histoire de la philosophie, Paris, Aubier- Montaigne, 1979, p. 13. nouvelle. Car on peut se demander si la raison pour laquelle il a fallu, pour la première fois, introduire dans l’intitulé d’une chaire le terme de « métaphysique » – auquel tous les philosophes qui ont fait l’histoire du Collège de France, à quelque tradition qu’ils appartinssent, eurent recours le plus naturellement du monde – ne serait pas, en vérité, que, depuis quelque temps, nous avons tout bonnement oublié ce que rappelait Émile Meyerson, à savoir que « l’homme fait de la métaphysique comme il respire2 ». Aussi ne chercherai-je pas ici vraiment à la définir, et encore moins à la défendre3. Paradoxalement, en effet, l’une des caractéristiques incontestables de la métaphysique est l’impression que l’on a, en s’y livrant, de pouvoir « simultanément parvenir à la plus haute certitude possible », tout en étant incapable de donner ou de construire une définition de son objet. Kant notait qu’en métaphysique, « à l’inverse de ce qui se passe en mathématique, où je ne possède absolument aucun concept de mon objet, j’ai déjà un concept qui m’est donné, bien que confusément, et je dois en chercher la notion distincte4 ». Je voudrais donc plutôt nous rafraîchir la mémoire et tâcher de faire comprendre, le temps de cette leçon, pourquoi et comment il n’y a rien finalement d’inconcevable, et encore moins d’inconvenant, à choisir d’associer la métaphysique et la philosophie de la connaissance ; qu’il est, tout au contraire, possible d’envisager aujourd’hui encore une authentique connaissance métaphysique, aux méthodes et aux critères de validation distinctifs, et d’y voir même une forme aussi légitime qu’indispensable de l’enquête rationnelle5. 2 Émile Meyerson, « De l’analyse des produits de la pensée », Revue philosophique, t. CXVIII, no 9-10, septembre-octobre 1934 ; repris in Émile Meyerson, Essais, texte revu par B. Bensaude-Vincent, Paris, Corpus des Œuvres de philosophie en langue française, 2008, p. 156. 3 Au demeurant, notait Martial Gueroult, « la définition de la philosophie comme ancilla scientiae est tout aussi périlleuse pour elle que la définition de la philosophie comme ancilla theologiae. […] On plaide pour saint Thomas, on plaide pour Einstein, mais qui plaidera pour la philosophie ? […] Or si l’ancilla scientiae doit être défendue dans une sorte d’esprit scientifique, et l’ancilla theologiae dans une sorte d’esprit théologique, c’est par la philosophie que doit se défendre la philosophie, et métaphysiquement que doit se défendre la métaphysique » (op. cit. p. 18-20). 4 Emmanuel Kant, Recherches sur l’évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale, traduction de Michel Fichant, Paris, Vrin, 1973, p. 40. 5 C’est ainsi que s’ouvre le livre de E. J. Lowe, The Possibility of Metaphysics. Substance, Identity and Time, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 2. 1. La métaphysique « comme on respire » Et puisque l’on a tout oublié, ou presque, il faut repartir du début6. La métaphysique est la science qui s’occupe de l’être en tant qu’être. Comme le notait Étienne Gilson, c’est peut-être même le seul point sur lequel les métaphysiciens s’accordent7. À en croire Avicenne, nulle connaissance n’est en nous antérieure. L’idée d’être s’imprime d’emblée dans la pensée ; c’est la plus connue de toutes, la première et la plus générale des notions qui nous soient accessibles8. Les difficultés commencent dès que l’on veut déterminer ce qu’est un « être », et les propriétés qui lui appartiennent, en tant précisément qu’il « est9 ». Car je puis considérer qu’être un être revient à être (esse, au sens d’exister), et je me contente de poser absolument la chose10, dans son acte d’être : ainsi, quand j’affirme que « Dieu est ou existe » ; ou bien qu’être un être, c’est être « un étant » (un ens11), c’est-à-dire quelque chose qui a la propriété de posséder l’être. Mais je puis aussi me servir d’« être » pour attribuer à un sujet une propriété ou un prédicat. Et quoi de plus simple : si je dis que « la rose est blanche », j’ai là un instrument de liaison, une copule neutre qui me permet de prédiquer une qualité (la blancheur) d’une chose (la rose). Mais les tracas commencent. Car si, en me livrant à un énoncé tel que « la rose est blanche », je veux pouvoir dire quelque chose qui échappe et au non-sens et à la pure et simple tautologie, je dois m’assurer d’abord que je prédique bien quelque chose de quelque chose (de l’être donc, et non pas rien). Il me faut ensuite déterminer quelle est la nature de ces « quelque chose » auxquels renvoient le sujet « rose » et le prédicat « blanc », et si cette nature est du même ordre dans les deux cas. Toute analyse de l’être doit donc fournir les règles de fonctionnement d’un discours doué de sens, s’inscrire dans un langage, accepter une certaine logique ; mais elle doit aussi préciser la nature, c’est à dire la condition, de ce qui est en tant même qu’il est, bref l’essence qui rend possible la prédication. Tant est juste ce que nous rappelle Aristote : « Ce n’est pas parce que nous pensons avec vérité que tu es blanc, que tu es blanc ; mais 6 Claudine Tiercelin, « La métaphysique », in : Notions de philosophie, Paris, Gallimard, 1995, p. 391 sq. 7 Étienne Gilson, L’Être et l’Essence, Paris, Vrin, 1re éd. 1948 ; éd. 1972, p. 55. uploads/Philosophie/ la-connaissance-metaphysique-claudine-tiercelin.pdf

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