POUR UNE ÉDUCATION HUMANISTE Carnets Titre original : Chomsky on democracy and

POUR UNE ÉDUCATION HUMANISTE Carnets Titre original : Chomsky on democracy and education by Noam Chomsky © 2002 by Taylor & Francis Group LLC – Books Textes reproduits avec l’autorisation de Taylor & Francis Group LLC – Books via Copyrights Clearance Center © Éditions de l’Herne, 2010 22, rue Mazarine 75006 Paris lherne@lherne.com www.lherne.com ISBN : 978-2-85197-930-8 Noam Chomsky POUR UNE ÉDUCATION HUMANISTE SUIVI D’UN ENTRETIEN AVEC NORMAND BAILLARGEON Traduit de l’anglais par Myriam Dennehy L’Herne INTRODUCTION En visite en Europe de l’Est au début des années 1980, Michael Albert apprit, amusé, que bien des gens étaient là-bas convaincus qu’il existait en fait deux Noam Chomsky, homonymes. Le premier était l’éminent linguiste aux travaux révolutionnaires célébrés dans le monde entier : ce scientifique renommé était au cœur de la création des sciences cognitives, et avait apporté à la philosophie d’incontournables contributions, notamment en ravivant les traditions rationaliste et innéiste. Le second était le militant socialiste libertaire bien connu, l’infatigable pourfendeur des idées reçues et décrypteur de la vérité du politique derrière l’écran de fumée de la propagande idéologique : on lui devait, à lui aussi, une œuvre imposante. L’immensité de la distance qui sépare ces deux univers de travaux ainsi que la somme de labeur supposée pour les accomplir permettent, conjointement, de comprendre comment on a pu en arriver à cette conclusion, cependant erronée. Je soupçonne que ceux qui savent tout cela seront néanmoins aujourd’hui assez surpris d’apprendre que Chomsky est, de surcroît, un important penseur de l’éducation. En fait, quand, il y a quelques années déjà, C.P. Otero entreprit de rassembler les écrits de Chomsky sur l’éducation, il en trouva un nombre si considérable qu’il ne put les réunir qu’en un épais volume[1], auquel il faudrait ajouter aujourd’hui d’autres textes, rédigés depuis. Le présent ouvrage témoigne de cet aspect moins connu de la pensée de Chomsky, par lequel il prolonge et renouvelle une longue tradition de pensée libertaire consacrée à l’éducation. À y regarder de plus près, l’intérêt de Chomsky pour l’éducation, qui fut constant, n’est pas surprenant, et il me paraît être plutôt la résultante de la convergence de facteurs biographiques et de préoccupations intellectuelles qui le rendaient inévitable. Sur le plan biographique, rappelons d’abord que Chomsky a fréquenté durant de nombreuses années, au début de sa scolarité, une école progressiste, fortement influencée par les idées de John Dewey. Il a maintes fois raconté cette expérience[2] et rappelé à quel point elle a compté pour lui, insistant sur les différences avec l’école traditionnelle où il se rendit ensuite et où il vécut une expérience qu’il qualifie de trou noir et de perte de temps. Chomsky fut plus tard enseignant (il a longtemps enseigné l’hébreu), puis professeur et chercheur à l’université : à chaque fois, il ne put manquer de s’interroger sur l’éducation et sur les institutions au sein desquelles elle se pratiquait. Mais au-delà de l’anecdote biographique, l’éducation est encore chez Chomsky ce point focal où se rencontrent des thèmes et des problématiques chers au scientifique et au militant. En premier lieu, Chomsky, rationaliste et innéiste, ravive, contre l’empirisme ou le constructivisme, des traditions que l’on peut faire remonter à Platon et à Descartes ; il aborde l’éducation avec un riche appareil conceptuel qui nous invite à penser de manière profondément originale ce que signifie enseigner ou apprendre, et comment il convient d’aborder ces pratiques. Partant de là, Chomsky, a établi un important dialogue critique avec les deux plus illustres représentants des traditions empiriste et constructiviste en éducation au XXe siècle, B.F. Skinner et Jean Piaget[3], avançant, très modestement et sans dogmatisme, des pistes de réflexion sur la manière dont l’enseignement devrait être conçu. Le militant libertaire, à son tour, fortement attaché aux idéaux des Lumières et à une politique émancipatrice, ne pouvait manquer de s’insurger à la fois contre la tendance endoctrinaire de l’éducation telle quelle est trop souvent pratiquée dans les écoles ou les universités et contre la propagande politique qui en prend le relais, notamment dans les médias, toutes deux dressant autant d’immenses obstacles contre l’idéal d’une société libre, juste et véritablement démocratique. Telles sont les directions dans lesquelles s’inscrivent quelques-uns des principaux thèmes traités dans les deux premiers textes que comprend cet ouvrage. Ces écrits majeurs de Chomsky permettent d’aborder des aspects cardinaux de sa réflexion sur l’éducation, une réflexion qu’il serait toutefois erroné de limiter à cela. Car Chomsky conserve encore et toujours l’espoir que les êtres humains, mus par leur « instinct de liberté », seront toujours capables, si tant est que leur développement n’est pas entièrement entravé, de se dresser victorieusement contre ce qui les opprime. Le dernier texte trace à cet égard les grandes lignes de cette indispensable pratique de l’autodéfense intellectuelle, qui est une des conditions nécessaires à cette émancipation. Cette pratique, que l’éducation se devrait d’alimenter, contribue à entretenir l’espoir qui anime Chomsky, sujet longuement développé avec J. Bricmont dans l’ouvrage Raison contre pouvoir, le pari de Pascal[4]. Dans l’entretien qui clôt ce livre, Chomsky revient sur cette espérance, en la liant cette fois à l’éducation et en évoquant, de manière très émouvante, l’œuvre d’un grand éducateur qui fut aussi son ami : Howard Zinn. Normand Baillargeon POUR UNE CONCEPTION HUMANISTE DE L’ ÉDUCATION (1975)[5] Ayant eu l’honneur d’être invité à Cambridge pour prononcer une série de conférences en hommage à Bertrand Russell, j’ai été amené à lire et relire certains de ses écrits[6]. En matière d’éducation, Russell avait beaucoup à dire, et son propos n’a rien perdu de son actualité. Il brassait des idées audacieuses, qu’il ne s’est pas seulement contenté de théoriser mais a aussi cherché à mettre en pratique. Selon lui, l’éducation devait avoir pour objectif premier de stimuler et de fortifier les impulsions créatrices propres à chacun. Cette conclusion, qu’il a formulée différemment au fil des années, découle d’un concept particulier de la nature humaine qu’il a également décliné sous diverses formes. Russell s’inscrit dans la continuité de ce qu’il appelle la « conception humaniste », qui considère l’enfant à la manière dont le jardinier considère un jeune arbre, comme « un être doté d’une nature propre, qui pourra s’épanouir pleinement si on lui donne la terre, l’air et la lumière dont il a besoin ». Russell constate cependant que « le terreau et la liberté nécessaires à l’épanouissement humain sont autrement plus difficiles à trouver… La pleine maturité vers laquelle on tend ne saurait être définie ou démontrée ; c’est un état subtil et complexe, que l’on ne peut sentir que par une intuition délicate et que seuls l’imagination et le respect permettent d’appréhender ». Aussi l’éducation doit-elle être animée par « l’esprit de respect » face à ce que l’homme a « de sacré, d’indéfinissable, d’illimité, d’individuel et d’étrangement précieux : un principe vital, un fragment de l’obstination du monde ». Cette définition de l’éducation relève d’une conception humaniste de la nature humaine, selon laquelle l’enfant est doué d’une nature propre dont le noyau est l’impulsion créatrice. L’objectif de l’éducation consiste donc à apporter le terreau et la liberté nécessaires à l’éclosion de cette impulsion créatrice, à assurer un environnement complexe et stimulant que l’enfant pourra explorer à sa guise, de façon à éveiller son impulsion créatrice propre et à enrichir sa vie de façon diverse et originale. Cette approche est guidée, nous dit Russell, par un esprit de respect et d’humilité : respect pour le principe vital précieux, divers, individuel, indéterminé ; humilité devant les objectifs à atteindre et dans le degré d’intuition et de compréhension des éducateurs. Russell, qui n’était pas étranger à la science moderne, avait bien conscience de l’étendue de notre ignorance par rapport aux objectifs et aux finalités de la vie humaine. Aussi l’éducation ne saurait-elle avoir pour fonction de contrôler la croissance de l’enfant et de l’orienter vers telle ou telle fin, fixée d’avance dans un geste arbitraire et autoritariste. Au contraire, elle doit laisser libre cours au principe vital et en favoriser l’épanouissement en faisant acte de bienveillance, d’encouragement et de stimulation, dans un environnement riche et diversifié. Cette conception humaniste de l’éducation repose clairement sur certains présupposés quant à la nature propre de l’homme et à la place centrale qu’y occupe l’impulsion créatrice. Si ces présupposés s’avèrent faux, alors les conclusions concernant la théorie et la pratique éducatives seront elles aussi invalidées. En revanche, s’ils sont justes, il faudra revoir de fond en comble le système éducatif américain actuel, tant sur le plan rationnel qu’éthique. Théories éducatives libertaires : la nature du travail La conception humaniste amène une théorie éducative que l’on pourrait qualifier de libertaire. Appliquée au concept clé de la nature du travail, elle amène aussi une approche libertaire de l’organisation sociale. À ce sujet, Russell cite Kropotkine : « C’est l’excès de travail, et non le travail lui-même, qui répugne à la nature humaine. L’excès de travail qui sert le luxe de quelques-uns, et non le bien-être de tous. Le travail est une nécessité physiologique, il sert à liquider l’accumulation d’énergie corporelle, c’est un besoin sanitaire et vital[7]. » Dans la uploads/Philosophie/ pour-une-education-humaniste-noam-chomsky.pdf

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