Qu'est-ce que l'éthique ? Author(s): Pierre Hadot Reviewed work(s): Source: Cit

Qu'est-ce que l'éthique ? Author(s): Pierre Hadot Reviewed work(s): Source: Cités, No. 5, Retour du moralisme ? Les intellectuels et le conformisme (2001), pp. 129-138 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40620746 . Accessed: 08/06/2012 13:27 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org. Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cités. http://www.jstor.org Qu 'est-ce que l'éthique ? Entretien avec Pierre Hadot Pierre Hadot, vous êtes un grand spécia- liste de la philosophie antique. Vous êtes, entre autres, auteur de Qu'est-ce que la philosophie antique1 et vous venez de publier une édition du Manuel d'Épic- tète2. Mais vous avez aussi écrit, par exemple, sur Montaigne, Kierkegaard, Thoreau, Foucault, Wittgenstein. Pour- rait-on dire que votre intérêt pour des penseurs aussi divers est d'ordre éthique ? Et en quel sens dy « éthique » ? Quand j'entends le mot « éthique », je suis un peu perplexe, en ce sens que le mot « éthique » implique une appré- ciation concernant le bien et le mal des actions, ou alors des gens, ou des cho- ses. Mon intérêt pour tous ces auteurs n'est peut-être pas vraiment éthique. Je dirais plutôt qu'il s'agit d'un intérêt existentiel. Chez Wittgenstein par exemple, ce qui m'a intéressé, étant donné la mentalité avec laquelle je le li- sais en 1959, c'était avant tout le mys- tique, ou plutôt, selon moi, le positi- visme mystique. C'était presque une contradiction dans les termes : Pour- quoi Wittgenstein avait-il osé parler de mystique ? La fin du Tractatus était pour moi particulièrement frappante chez Wittgenstein. Il s'agit, selon mon interprétation, que je ne crois pas être trop fausse, d'une « sagesse silen- cieuse ». C'était aussi une formule que j'avais lue dans le livre de Ma- dame Anscombe, laquelle disait à pro- pos de Wittgenstein que ce qui était le plus important pour lui, c'était l'émer- veillement devant le monde. Tout ça n'est pas tellement « éthique ». D'une manière générale, je ne suis pas très moralisant, et je crains que le mot « éthique » ne soit trop restreint, à moins qu'on ne l'entende au sens de l'éthique de Spinoza. Après tout, Spi- noza intitulait Éthique un livre de mé- taphysique. Il faudrait donc plutôt 1. Gallimard, « Folio-Essais », 1995. 2. Le Livre de Poche, 2000. 129 Qu'est-ce que l'éthique ? P. Hadot 130 Entretien prendre le mot « éthique » au sens très large. Ce sens particulier du mot « éthique » que vous revendiquez, vous lui donnez parfois le nom de « perfectionnisme », une forme de philosophie morale qui est un peu délaissée par la philosophie contemporaine. Ce serait Vidée de re- cherche du meilleur moi, Vidée du per- fectionnement de soi, qui trouve sa source chez Platon et qui apparaît, comme votre œuvre Va montré, dans V ensemble de la philosophie antique. On peut aussi la retrouver chez des penseurs plus contemporains, comme, par exemple, le philosophe américain Emer- son, ou Nietzsche. Ce perfectionnisme - que vous liez aussi à Vidée d'exercice spirituel '- pourrait-il être défini au-delà de la période historique des exercices spi- rituels ? Bref, cette éthique peut-elle avoir une pertinence plus moderne ? Oui, la notion de perfectionnisme peut, d'une part, être considérée comme une forme d'éthique, et, d'au- tre part, elle a l'avantage d'impliquer toutes sortes de notions qui ne sont pas proprement éthiques. C'est finale- ment une formule commode qui cor- respond en plus à une tradition qui remonte à Platon. À la fin du Timée, Platon parle de la partie la plus excel- lente de nous-mêmes qu'il faut mettre en accord avec l'harmonie du tout. J'ai été frappé d'ailleurs, notamment en commentant le Manuel d'Épictete, de voir que la notion d'aller vers le meilleur, de se tourner vers le meil- leur, qui réapparaît plusieurs fois, était pratiquement équivalente à la notion de philosophie aussi bien chez Épictète lui-même, que chez un cy- nique de l'époque de Lucien. Il s'agit de celui au sujet duquel Lucien de Samosate, le fameux satiriste du IIe siècle après J.-C, dit justement que « Démonax se tourna vers le meil- leur », ce qui veut dire qu'il se conver- tit à la philosophie. Cela correspond très bien aussi à l'idée de la fin du Timée de Platon : la partie la plus ex- cellente se met en harmonie avec le tout, avec le monde. Cela nous ramène au problème de l'éthique et de sa définition. Dans la perspective de ce que vous venez de nommer le perfectionnisme, on pour- rait dire que c'est la recherche d'un état ou d'un niveau supérieur du moi. Ce n'est donc pas seulement une question de morale. Dans l'Antiquité - comme j'ai été amené à le dire à propos notam- ment des stoïciens, mais je crois que l'on peut finalement le dire à propos de toute philosophie - il y a trois parties de la philosophie : la logique, la phy- sique et l'éthique. En fait, il y a une lo- gique théorique, une physique théo- rique, une éthique théorique, et puis il y a une logique vécue, une physique vécue, une éthique vécue. La logique vécue consiste à critiquer les représen- tations, c'est-à-dire tout simplement à ne pas se laisser égarer dans la vie quo- tidienne par des jugements faux, no- tamment pour ce qui est des jugements de valeur. Tout le travail d'Épictète est justement d'essayer d'amener le dis- ciple à prendre conscience qu'il faut avant tout commencer par s'en tenir aux choses telles qu'elles sont, c'est-à- dire à une représentation objective, ce qui évite d'ajouter immédiatement des jugements de valeur face aux événe- ments, si graves soient-ils. La logique vécue consiste en cela. On retrouve très souvent de la physique vécue chez Marc Aurèle, mais aussi chez Épictète. Il s'agit de la prise de conscience du destin, pour la philosophie stoïcienne, ou alors de la prise de conscience des réalités physiques, pour les épicuriens. Selon ces derniers, pour pouvoir se rendre compte que nous pouvons vivre sans avoir peur des dieux, parce que les dieux n'ont pas créé le monde, il faut appliquer la physique à notre compor- tement de tous les jours. En ce qui concerne l'éthique vécue, il s'agit évi- demment de ne pas se contenter d'une éthique théorique, mais de la prati- quer. Pour les stoïciens, il s'agit surtout de ce qu'ils appellent les devoirs, c'est- à-dire les obligations de la vie de tous les jours. Donc, il s'agit d'exercices spi- rituels, ou de ce que j'appelle, moi, des exercices spirituels, c'est-à-dire des pra- tiques destinées à transformer le moi et à lui faire atteindre un niveau supérieur et une perspective universelle, notam- ment grâce à la physique, à la cons- cience du rapport au monde, ou grâce à la conscience du rapport avec l'hu- manité dans son ensemble, ce qui en- traîne le devoir de tenir compte du bien commun. Alors, est-ce que tout cela peut avoir un sens actuellement ? Je pense qu'il y a une continuité de ces pra- tiques, doublée d'une discontinuité. Ces exercices spirituels réapparaissent toujours au cours des siècles. On les retrouve, par exemple, au Moyen Âge, mais intégrés à la vie chrétienne, car les chrétiens ont repris beau- coup d'exercices spirituels, comme, par exemple, l'examen de conscience, la méditation de la mort (en la défor- mant plus ou moins, d'ailleurs), etc. D'autre part, on les retrouve aussi, par exemple, chez Descartes (au moins dans les Méditations, pour prendre un des exemples les plus clairs), chez l'écrivain anglais Shaftes- bury (qui a écrit des Exercices - tout court - qui sont tout à fait à la mode d'Épictète et de Marc Aurèle), chez Goethe (dans certains poèmes, entre autres), chez Emerson et Thoreau, et chez Bergson. Dans tous les cas, il y a perfectionnisme, car il s'agit bien d'un mouvement vers un moi supé- rieur. C'est très net chez Bergson, car il oppose toujours les habitudes qui émoussent notre perception (c'est-à- dire celles qui font que nos décisions ne sont pas de vraies décisions, mais des réponses presque mécaniques à des situations habituelles) à la cons- cience claire d'un moi qui est (il uti- lise l'image inverse) plus profond. Il s'agit bien toujours de perfection- nisme. D'ailleurs, on pourrait même retrouver ce perfectionnisme chez Heidegger dans la mesure où il op- pose le « on », qui est le moi tout à fait enfoncé dans les habitudes méca- niques, dans les réflexes automatiques, à l'existence authentique, qui est d'ail- leurs une existence qui n'a pas peur de l'angoisse, et donc qui suppose un état du moi supérieur. Dans cette perspective, le perfectionnisme est très uploads/Philosophie/ qu-x27-est-ce-que-l-x27-etique-entretien-avec-pierre-hadot.pdf

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