QUE SAIS-JE ? La sociologie du corps DAVID LE BRETON Professeur à l'Université
QUE SAIS-JE ? La sociologie du corps DAVID LE BRETON Professeur à l'Université de Strasbourg Membre de l'Institut universitaire de France Huitième édition mise à jour 27e mille Introduction I. La condition corporelle a sociologie du corps est un chapitre de la sociologie plus particulièrement attaché à la saisie de la corporéité humaine comme phénomène social et culturel, matière de symbole, objet de représentations et d’imaginaires. Elle rappelle que les actions qui tissent la trame de la vie quotidienne, des plus futiles ou des moins saisissables à celles qui se déroulent sur la scène publique, impliquent l’entremise de la corporéité. Ne serait-ce que par l’activité perceptive que l’homme déploie à chaque instant et qui lui permet de voir, d’entendre, de goûter, de sentir, de toucher… et donc de poser des significations précises sur le monde qui l’environne. Façonné par le contexte social et culturel qui baigne l’acteur, le corps est ce vecteur sémantique par l’intermédiaire duquel se construit l’évidence de la relation au monde : activités perceptives, mais aussi expression des sentiments, étiquettes des rites d’interaction, gestuelles et mimiques, mise en scène de l’apparence, jeux subtils de la séduction, techniques du corps, entretien physique, relation à la souffrance, à la douleur, etc. L ’existence est d’abord corporelle. En cherchant à élucider cette part qui fait la chair du rapport au monde de l’homme, la sociologie est face à un immense champ d’étude. Appliquée au corps, elle s’attache à l’inventaire et à la compréhension des logiques sociales et culturelles qui se côtoient dans l’épaisseur et les mouvements de l’homme. Les mises en jeu physiques de l’homme relèvent d’un ensemble de systèmes symboliques. Du corps naissent et se propagent les significations qui fondent l’existence individuelle et collective. Il est l’axe de la relation au monde, le lieu et le temps où l’existence prend chair à travers le visage singulier d’un acteur. À travers lui, l’homme s’approprie la substance de sa vie et la traduit à l’adresse des autres par l’intermédiaire des systèmes symboliques qu’il partage avec les membres de sa communauté. L ’acteur étreint physiquement le monde et le fait sien, en l’humanisant et surtout en en faisant un univers familier et compréhensible, chargé de sens et de valeurs, partageable en tant qu’expérience par tout acteur inséré comme lui dans le même système de références culturelles. Exister signifie d’abord se mouvoir dans un espace et une durée, transformer son environnement grâce à une somme de gestes efficaces, trier et attribuer une signification et une valeur aux stimuli innombrables de l’environnement grâce aux activités perceptives, livrer à l’adresse des autres acteurs une parole, mais aussi un répertoire de gestes et de mimiques, un ensemble de ritualités corporelles ayant l’adhésion des autres. À travers sa corporéité, l’homme fait du monde la mesure de son expérience. Il le transforme en un tissu familier et cohérent, disponible à son action et perméable à sa compréhension. Émetteur ou récepteur, le corps produit continuellement du sens, il insère ainsi activement l’homme à l’intérieur d’un espace social et culturel donné. En ce sens, toute sociologie implique que des acteurs de chair sont au cœur de la recherche. Comment concevoir l’individu ailleurs que dans son incarnation (Csordas), même si souvent les sciences sociales passent le corps sous silence, le considérant sans doute à tort comme une évidence première et en occultant là d’éventuelles données qui mériteraient une meilleure attention. Si la sociologie porte sur les relations sociales, sur l’action réciproque d’hommes et de femmes, le corps est toujours là, au cœur de toute expérience. Quels que soient le lieu et le temps de sa naissance, les conditions sociales de ses parents, l’enfant est originellement disposé à intérioriser et à reproduire les traits physiques particuliers de n’importe quelle société humaine. L ’histoire montre même qu’une part du registre spécifique de certains animaux ne lui est pas interdite, si l’on songe à l’aventure exceptionnelle de certains enfants dits « sauvages ». À sa naissance, l’enfant est une somme infinie de dispositions anthropologiques que seule l’immersion dans le champ symbolique, c’est-à-dire la relation aux autres, peut lui permettre de déployer. Il lui faut des années avant que son corps, dans ses différentes dimensions, soit réellement inscrit à l’intérieur de la trame de sens qui cerne et structure son groupe d’appartenance. Ce processus de socialisation de l’expérience corporelle est une constante de la condition sociale de l’homme qui trouve cependant à certaines périodes de l’existence, notamment l’enfance et l’adolescence, ses temps forts. L ’enfant grandit dans une famille, dont les caractéristiques sociales peuvent être variées, et qui occupe une position propre dans le jeu des variations qui caractérisent la relation au monde propre à sa communauté sociale. Les faits et gestes de l’enfant sont enveloppés de cet ethos qui suscite les formes de sa sensibilité, de ses gestuelles, de ses activités perceptives et dessine ainsi le style de sa relation au monde. L ’éducation n’est jamais une activité purement intentionnelle, les modes de relation, la dynamique affective de la structure familiale, la façon dont l’enfant est situé dans cette trame et la soumission ou la résistance qu’il y oppose figurent autant de coordonnées dont on sait l’importance dans la socialisation. Le corps existe dans la globalité de ses composantes grâce à l’effet conjugué de l’éducation reçue et des L identifications qui ont porté l’acteur à assimiler les comportements de son entourage. Mais l’apprentissage des modalités corporelles de la relation de l’individu au monde ne s’arrête pas à l’enfance, il se poursuit la vie entière selon les remaniements sociaux et culturels qui s’imposent dans le style de vie, les différents rôles qu’il convient d’assumer dans le cours de l’existence. Si l’ordre social s’infiltre à travers l’épaisseur vivante des actions de l’homme pour y prendre force de loi, ce processus ne s’achève jamais tout à fait. L ’expression corporelle est socialement modulable, même si elle est toujours vécue selon le style propre de l’individu. Les autres contribuent à dessiner les contours de son univers et à donner à son corps le relief social dont il a besoin, ils lui offrent la possibilité de se construire comme acteur à part entière de son collectif d’appartenance. À l’intérieur d’une même communauté sociale, toutes les manifestations corporelles d’un acteur sont virtuellement signifiantes aux yeux de ses partenaires. Elles n’ont de sens que référées à l’ensemble des données de la symbolique propre au groupe social. Il n’existe pas de naturel d’un geste ou d’une sensation (Le Breton, 2012). II. Le souci social du corps À la fin des années 1960, la crise de la légitimité des modalités physiques de la relation de l’homme aux autres et au monde prend une ampleur considérable avec le féminisme, la « révolution sexuelle », l’expression corporelle, le body art, la critique du sport, l’émergence de nouvelles thérapies proclamant haut et fort leur volonté de s’attacher seulement au corps, etc. Un nouvel imaginaire du corps, luxuriant, pénètre la société, aucune province de la pratique sociale ne sort indemne des revendications qui prennent leur essor d’une critique de la condition corporelle des acteurs. Une critique souvent bavarde s’empare d’une notion de sens commun : « le corps ». Sans concertation préalable, elle en fait un signe de ralliement, un cheval de bataille contre un système de valeurs jugé répressif, périmé, et qu’il convient de transformer afin de favoriser l’épanouissement individuel. Les pratiques et les discours qui en naissent proposent ou exigent une transformation radicale des anciens cadres sociaux. Une littérature abondante et inconsciemment surréaliste invite à la « libération du corps », proposition pour le moins angélique. L ’imagination peut se perdre longtemps dans ce récit fantastique où le corps se « libère » sans qu’on sache bien ce qu’il advient de l’individu (son maître ?) à qui il confère pourtant sa consistance et son visage. Dans ce discours, le corps est posé non comme un indiscernable de l’homme, mais comme une possession, un attribut, un autre, un alter ego. L ’homme est le fantôme de ce discours, le sujet supposé. L ’apologie du corps est à son insu profondément dualiste, elle oppose l’individu à son corps. Elle suppose de manière abstraite une existence du corps que l’on pourrait analyser hors de l’homme concret. Dénonçant souvent le « parolisme » présumé de la psychanalyse, ce discours de libération, à travers son abondance et ses multiples champs d’application, a nourri l’imaginaire dualiste de la modernité : cette facilité de langage qui amène à parler sans ciller du corps à tout propos comme si ce n’était pas d’acteurs de chair dont il s’agissait. La crise du sens et des valeurs qui ébranle la modernité, la quête sinueuse et inlassable de nouvelles légitimités qui ne cessent aujourd’hui encore de se dérober, la permanence du provisoire qui devient le temps de la vie, autant de facteurs qui ont contribué logiquement à souligner l’enracinement physique de la condition de chaque acteur. Le corps, lieu du contact privilégié avec le monde, est sous les feux des projecteurs. Questionnement cohérent, inévitable même dans une société de type individualiste qui entre en une zone uploads/Philosophie/ que-sais-je-david-le-breton-la-sociologie-du-corps-2012-presses-universitaires-de-france.pdf
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- Publié le Mar 29, 2021
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