POUR DIRE UN MOT, À LA FIN, POUR COMMENCER Werner Hamacher, Martin Ziegler Coll
POUR DIRE UN MOT, À LA FIN, POUR COMMENCER Werner Hamacher, Martin Ziegler Collège international de Philosophie | « Rue Descartes » 2005/2 n° 48 | pages 56 à 61 ISSN 1144-0821 ISBN 9782130551270 DOI 10.3917/rdes.048.0056 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2005-2-page-56.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Collège international de Philosophie. © Collège international de Philosophie. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Lorsque je pense aux morts que j’ai connus de leur vivant, de près ou de moins près, je ne parviens pas à le faire sans avoir l’impression de gentiment les décompliquer, d’enjoliver les rencontres avec eux, leurs physionomies, l’aura qui était la leur, leurs chemins, leurs œuvres, l’effet qu’ils ont produit sur moi, et sur d’autres. De mortuis nihil nisi bene commandent les piétés, dictées par l´angoisse de la vengeance des morts, de tous les morts, des morts en tant que morts – et ils sont beaucoup, toujours plus que nous, deviennent plus encore, leur nombre augmente, une foule folle déjà. Or ces piétés, à quoi servent-elles si ce n’est à la création de quelque corps glorieux, anonyme et compact, au meilleur oubli, au refoulement aisé, à la relégation dans les bibliothèques, les glyptothèques, les mausolées. L´érection des idéaux vaut humiliation des réalités, petites et infimes, que nous aimons et craignons, pas moins que les grandes, que nous admirons. Ces réalités cependant que sont-elles d’autres, tout d’abord, que des blessures, des menaces qui sont déjà des blessures, des promesses que plus rien ne distingue des menaces, gesticulations vaguement inquiètes à la recherche de quoi ou de qui les a provoquées. Quand je pense aux morts – et, parlant à la première personne du singulier, je ne puis que les appeler de façon inconvenante les « miens », quand bien même ils sont les morts de bien d’autres, et d’aucuns – ils m’apparaissent comme ceux devant lesquels je n’ai pu, une fois ou souvent, dire ou montrer comment je sens et pense mon rapport à eux, qui ils étaient pour moi, ce qu’ils étaient pour moi, ce que j’aurais aimé leur dire et que je n’ai pourtant pas dit.Après la mort © Collège international de Philosophie | Téléchargé le 14/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 190.47.92.93) © Collège international de Philosophie | Téléchargé le 14/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 190.47.92.93) CORPUS | 57 d’un ami, qui était aussi un ami de Jacques et qui, pour nous deux, a été une présence empreinte de la lucidité la plus sereine, j’ai toujours repensé au fait d’avoir un jour laissé devenir amer le thé que j’avais préparé pour nous: il ne s’en était pas plaint. Mais il n’avait pas bu le thé. Les morts me rappellent que quelque chose n’a pas marché, que quelque chose a été raté, manqué – ils me rappellent la mort – et le chagrin – qui dans de nombreux cas devient grief, bien qu’étrangement ces scènes d’un manquement aillent de pair avec l’attente d’un temps où tout serait réparé – ce chagrin, et ce grief donc, m’empêchent d’aimer tout simplement les morts, mes morts. J’aimerais bien les aimer, mais ils ne sont pas là, et je reste en dette et coupable: pour avoir manqué l’occasion de parler avec eux de choses communes, d’inquiétudes communes et de pertes communes. Et ils restent, eux, également en dette, coupables d’avoir manqué cette occasion que j´imaginais propice, et d’avoir détruit par leur mort toute possibilité de réparation (car je reste convaincu, un peu comme l’enfant, qu’ils avaient le pouvoir de mourir et donc le pouvoir de ne pas mourir). C’est de leur faute si je suis en faute; c’est leur dette si je suis en dette. Et ceci est réversible: c´est de ma faute s´ils sont en faute et me manquent, je suis coupable qu’ils soient coupables: je suis la mort qui me les a pris, moi leur mort que je souffre, moi les morts que je suis. C’est là la scène passablement bête, nécro-narcissique et chagrine qui survient lorsque je pense aux morts que j’ai connus, ne fût-ce qu’un peu. Lorsque je pense à eux, leur image devient trouble, mon image devient trouble: ce n’est plus la leur ni la mienne, c’est aucune image, de même c’est aucun mot, c’est l’arrêt des scènes et la paralysie de tout mot. Et c’est à ce trauma, et par lui et pour lui, que nous prenons part tous deux, ceux que nous appelons « morts » – (et nous les appelons, les morts) – et ceux que nous appelons « nous » (et oui, nous nous appelons, aussi les morts à venir). Nous prenons part à ce trauma et celui-ci nous prend une part, une part peut-être aussi grande que le tout que nous appelons « nous », une part qui nous prend presque tout ce que nous appelons langage. Nous sommes pris – en tous sens, avec tous les sens – dans cette scène du verdict: coupable. Nous sommes, péniblement, parties. Ce trauma n’attend pas la mort – pas plus que la mort n’attend que nous l’appelions ainsi, aussi peu que le mot « mort » attend la mort qui le défait, elle est déjà là, comme malentendu, comme trop bien entendu qui traverse, petite déchirure, les entretiens – et sans elle il n’y aurait pas d´entretiens, mais elle les fait tous, ou presque, échouer. La mort est toujours le mal-entendu d´un contre-temps. Elle n’attend pas, elle est – alors que nous parlons encore d’attente et parlons en l´attendant – déjà là: muette, mutilante, mutante. © Collège international de Philosophie | Téléchargé le 14/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 190.47.92.93) © Collège international de Philosophie | Téléchargé le 14/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 190.47.92.93) WERNER HAMACHER 58 | Cette mutation muette même – n´est-ce pas ce qu´on peut dire, n´est-ce pas ce que chaque Je peut dire: qu´elle m´aime? Et donc qu´elle nous aime, tous? La mutation du trauma, qui accompagne dès le début chaque mot et chaque geste, les embrassant et les plongeant en elle, nous aime déjà, cette t r a u m u t a t i o n. Et rien ne nous aime autant qu’elle. Jacques Derrida, à chaque fois qu’il rencontrait le déjà, s’est senti appelé par son nom. Et dans le même – comme dans la chose même – il a entendu un m’aime. La mort même m´aime déjà, avant que je sois là: M´aime, me dicte-elle, et dit en même temps, qu´elle m´aime. Mais ce même qu´il entendait en français comme m´aime, dit, à l’attendre comme mot anglais, maim presque, mutiler. Le mot même, tout en disant qu´il m´aime, maim. Et chaque mot, avant tout chaque mot en m. M´aime pas ce qui m´aime, même pas même, m pas m. C´est bien là la formule de la dissémination, de la dissaimination. Le trauma qui se coupe à lui-même la parole, le trauma auto-traumatisant, mutation de la mutation même, a au moins trois fois, en trente-cinq ans, scandé nos conversations. Durant un entretien plaisant, à Paris – cela a dû être en 1974: je lui ai raconté ma visite d’un petit musée de la ville pour mentionner un dictionnaire exposé dans une des vitrines, dictionnaire ouvert à l’article « La Mort ». Le dictionnaire disait, je cite: La mort s´appelle ainsi, parce qu´elle mord amèrement. Derrida a été consterné, disant que cela ne pouvait être vrai, car ce n’était pas là l’étymologie correcte. C’est sûr, ai-je dit, c’est faux, et pourtant c’est ce qui était écrit. Mais, c’est impossible. Si, c’est bien ce qui était écrit. Bien sûr, c’est un dictionnaire médiocre d’étymologie populaire du XVIIIesiècle. L´entretien s’est poursuivi de la sorte jusqu’à ce que nous nous rendions compte tous deux qu’il ne s’agissait pas d’étymologie correcte ou non, mais de tout à fait autre chose. Et de changer de conversation après un moment de silence. Un an ou deux ans plus tôt, à l’École Normale, rue d’Ulm, durant la discussion ouverte par une conférence que Jean-Luc Nancy avait faite sur Hegel, j’ai proposé, uploads/Philosophie/ rdes-048-0056.pdf
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- Publié le Oct 15, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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