Université populaire du Théâtre Toursky — Cours de philosophie par Annick Steve
Université populaire du Théâtre Toursky — Cours de philosophie par Annick Stevens 1 La philosophie de Nietzsche (9e séance : 4 décembre 2013) Chap. 9 : La lutte contre le nihilisme Le terme même de nihilisme apparaît tard et reste rare dans les œuvres publiées, mais il est fréquent dans les fragments posthumes, où il est appelé « le danger des dangers »1. Il est anticipé très tôt par les notions de décadence, de dégénérescence, et d’une certaine façon aussi de pessimisme. Nihilisme et pessimisme sont des notions ambivalentes, qui demandent une appréciation différente selon leur origine et leurs effets. Par exemple, dans l’avant-propos à la deuxième édition de Humain, trop humain, en 1886, Nietzsche explique qu’au moment de la rédaction de cette œuvre, il passait par une période d’optimisme, un optimisme scientifique fondé sur la curiosité, parce qu’il avait besoin de se guérir d’un mauvais pessimisme, le pessimisme romantique influencé par Wagner et Schopenhauer. Grâce à cette « cure antiromantique » que lui apporta la vision scientifique du monde, il a gagné « le droit de redevenir pessimiste » — mais cette fois d’un pessimisme qu’il appelle dionysiaque. Voici comment il le décrit, dans Le Gai savoir : « L’être chez qui l’abondance de vie est la plus grande, Dionysos, l’homme dionysiaque, se plaît non seulement au spectacle du terrible et de l’inquiétant, mais il aime le fait terrible en lui-même, et tout le luxe de destruction, de désagrégation, de négation ; la méchanceté, l’insanité, la laideur lui semblent permises en quelque sorte, par suite d’une surabondance de forces génératrices et fécondantes qui est capable de faire, de chaque désert, un pays fertile »2. On retrouve l’alliance, déjà maintes fois rencontrée, de la destruction et de la création, et elle est confirmée dans le même passage par l’opposition entre ceux pour qui la force de destruction est « grosse de l’avenir », et ceux qui sont contraints de détruire et uniquement de détruire, parce que tout les révolte et les irrite, tout suscite leur haine d’êtres nécessiteux qui n’ont rien à donner — et il donne pour exemple les anarchistes. La décadence, au contraire, est une notion toujours négative. Déjà chez les Grecs, Socrate et Platon ont constitué des figures de décadence, ils ont été révélateurs d’une dégénérescence des forces de la civilisation grecque, parallèle à la décadence de la tragédie3. En effet, l’équation qu’ils ont établie entre raison, vertu et bonheur, est contraire à tous les instincts grecs, et plus généralement contraire à la vie. Seule la dégénérescence peut placer le bonheur tout entier dans la vertu, du moins si celle-ci est définie comme l’observation des codes moraux en vigueur dans une certaine société. De cette morale commandée par la peur de l’hubris, des excès des instincts, est né l’excès inverse, l’excès de raison, de conscience, de prudence, c’est-à-dire l’opposition d’une décadence à une autre décadence. En outre, la dialectique a été menée par Socrate comme une forme de vengeance de plébéien contre les puissants. Nietzsche appelle ici « dialectique » non pas la dialectique platonicienne, qui est une remontée méthodique au principe inconditionné, mais la réfutation socratique, l’elenchos, qui ridiculise l’adversaire en l’acculant dans ses contradictions, y compris par des procédés sophistiques. Une telle réfutation n’est pas un signe de grande santé, mais une forme de vengeance consistant à retourner la puissance de l’interlocuteur contre lui-même. Il ne faut pas confondre cette méthode de dialogue avec la méthode proprement platonicienne, qui sera appelée « maïeutique » dans le Théétète, c’est-à-dire plus de trente ans après la mort de Socrate. Celle-ci consiste à interroger un interlocuteur, non pour révéler ses erreurs et ignorances, mais au contraire pour lui faire dire des vérités qui se trouvent en lui mais qu’il est incapable de formuler par lui-même, dont il n’est même pas conscient. Ceci pour rectifier une confusion trop répandue, et expliquer pourquoi Nietzsche voit de la noblesse chez Platon et non chez Socrate. 1 Fragments posthumes, XII, 2 [100] [108] [127]. 2 Le Gai savoir, V, § 370. 3 Le Crépuscule des idoles, « Le problème de Socrate », § 2. Université populaire du Théâtre Toursky — Cours de philosophie par Annick Stevens 2 La question a été posée la semaine dernière de savoir pourquoi Nietzsche voit tellement de décadence dans son époque, alors que cette époque manifeste au contraire des progrès dans différents domaines : scientifiques, sociaux, politiques, ainsi qu’un renouvellement des arts et de la littérature. Toutes les réponses se trouvent déjà dans les Considérations inactuelles. Nietzsche y déplore que l’art européen n’a plus d’élan ni de style propres mais n’est qu’un éclectisme, un mélange d’emprunts à d’autres civilisations ; que la science, si elle fait des découvertes sur des objets pointus, est incapable d’établir un rapport entre ces connaissances spécialisées et la connaissance de la vie, et en outre elle adopte une foi naïve en la vérité qui lui vient d’une métaphysique non interrogée. Quant à ce que nous appelons progrès sociaux et politiques, c’est-à-dire le mouvement de démocratisation et d’égalisation des conditions, tout ça Nietzsche le désapprouve pour des raisons que nous allons approfondir lors de la dernière séance. En ce qui concerne l’art, dans Le cas Wagner, Nietzsche définit l’art décadent comme cabotin, théâtral, recherchant les effets de manière grossière, pour un public qu’on ne peut pas toucher avec de la loyauté. Tout aussi décadent est l’art qui se met au service de la morale ; c’est pourquoi on peut saluer comme libérateur le mouvement prônant « l’art pour l’art », qui refuse de mettre l’art au service d’une valeur quelconque. Mais doit- on s’arrêter à la conception que l’art est sans autre but que lui-même ? En fait, cette revendication est une illusion, car l’art ne peut faire autrement que choisir, privilégier et glorifier quelque chose ; la question devient dès lors : que glorifie-t-il ? Est-ce un arrière-monde, une illusion rassurante, ou la vie dans toutes ses dimensions : « L’art est le grand stimulant à la vie : comment pourrait-on l’appeler sans fin, sans but, comment pourrait-on l’appeler l’art pour l’art ? [...] L’artiste tragique, que nous communique-t-il de lui-même ? N’affirme-t-il pas précisément l’absence de crainte devant ce qui est terrible et incertain ? Cet état lui-même est hautement désirable ; celui qui le connaît l’honore des plus grands hommages. Il le communique, il faut qu’il le communique, en admettant qu’il soit artiste, génie de la confidence. La bravoure et la liberté du sentiment, devant un ennemi puissant, devant un sublime revers, devant un problème qui éveille l’épouvante — c’est cet état victorieux que l’artiste tragique choisit, qu’il glorifie. »4 Dans ses dernières œuvres, Nietzsche pense la décadence en rapport avec ses propres concepts de célébration de la vie et de volonté de puissance. Tout ce que le 19e siècle a célébré sous les termes de « sentiments élevés », « idéaux », « valeurs supérieures », tout cela révèle le déclin de la volonté de puissance, qui est déclin de la vie même. En effet, elles convergent toutes vers la célébration du désintéressement, de l’altruisme, du sacrifice, or l’individu ou l’espèce qui privilégie ces valeurs choisit en réalité « ce qui lui fait du mal ». Il s’agit d’une erreur persistante sur la vie et ce qui fait du bien à la vie. Prétendre ne pas chercher son propre avantage, c’est dissimuler sous « une feuille de vigne morale » l’incapacité physiologique à trouver son avantage, incapacité due à la désagrégation des instincts : « Au lieu de dire naïvement : « Je n’ai plus aucune valeur », le mensonge moral dit par la bouche du décadent : « Rien n’a aucune valeur, la vie n’a aucune valeur »... »5. C’est pourquoi ces « valeurs de décadence » sont dites « valeurs nihilistes »6. D’une manière générale, « un nihiliste est un homme qui juge que le monde tel qu’il est ne devrait pas exister, et que le monde tel qu’il devrait être n’existe pas »7. On peut en distinguer deux formes : un nihilisme actif et un nihilisme passif. Le nihilisme est actif et symptôme de force lorsqu’il est un refus des valeurs et des interprétations anciennes, ou lorsqu’en science il sape les vérités illusoires. Mais il est tout de même nihilisme parce qu’il est exclusivement destructeur : il n’arrive pas à fonder d’autres valeurs plus à la mesure de ses exigences, il n’arrive pas à s’assigner un nouveau but alors qu’il le veut et le cherche, et pour lui toutes les valeurs sont inappropriées. 4 Le Crépuscule des idoles, « Flâneries d’un inactuel », § 24. 5 Le Crépuscule des idoles, « Divagations d’un inactuel », § 35. 6 L’Antéchrist, § 6. Cf. aussi § 17, où la déchéance atteint même Dieu et ses avatars métaphysiques. 7 L’Antéchrist, § 20. Voir aussi Le Gai savoir, V, § 346. Université populaire du Théâtre Toursky — Cours de philosophie par Annick Stevens 3 Le nihilisme est passif et symtôme de faiblesse lorsqu’on est dans l’incapacité de croire à un uploads/Philosophie/ annick-stevens-la-philosophie-de-nietzsche.pdf
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- Publié le Mai 10, 2021
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