MARCO FILONI Alexandre Kojève et Eric Weil Chemins croisés Une version antérieu
MARCO FILONI Alexandre Kojève et Eric Weil Chemins croisés Une version antérieure de ce texte a été publiée avec le titre La double fin de l’histoire. Alexandre Kojève et Eric Weil chez Grin, München 2012 I. Dessiner le rapport entre Eric Weil et Alexandre Kojève expose à des risques, et avant tout à celui d’aboutir à un résultat abstrait, intellectualiste et, au fond, schématique, qui ne convient pas pour nos deux philosophes. De fait, un lien si complexe et si profond mériterait une étude approfondie et détaillée, bien plus ample que ce qui se peut faire ici. Je ne ferai donc pas le tort aux deux philosophes, ni non plus à vous, de proposer une simple liste qui enregistrerait les affinités et les divergences. Je chercherai au contraire à esquisser ce rapport en dégageant quelques uns de ses présupposés essentiels – qui, d’un autre point de vue, se révéleraient aussi être en quelque sorte ses effets. Cette manière de procéder permettra de mieux comprendre les thèmes, maintenant bien connus, qui se trouvent au cœur de la réflexion des deux auteurs. Je les rappelle dans leurs traits essentiels. Qu’on pense à Kant, à l’importance que leur pensée accorde à Kant et aux deux interprétations qu’il en ont donné. Qu’on pense à l’importance accordée à la philosophie politique : la catégorie weilienne de l’Action et l’idée de l’Etat mondial analysée dans la Philosophie politique, semblable et en même temps profondément différente de l’Etat universel homogène kojévien – il suffit de rappeler le débat avec Léo Strauss sur tyrannie et sagesse, ou bien sur philosophie et politique : une discussion, comme l’a bien montré Francis Guibal, également investie par Weil1. Que l’on pense aussi, pour en rester à ce sujet, à l’idée de la fin de l’histoire tant débattue et discutée aujourd’hui. Kojève l’a engagée, de manière provocatrice, comme toujours, dans la fameuse note de la seconde édition de l’Introduction affirmant la coïncidence, incarnée par Napoléon, de l’esprit absolu et de l’Etat universel homogène, affirmant la fin de l’histoire et sa prorogatio du code napoléonien au stalinisme, au maoïsme et finalement au japanese way of life, 1 F. Guibal, « Défis politico-philosophiques de la mondialité. Le débat Strauss-Kojève et sa “reléve” par Eric Weil », in Revue philosophique de Louvain, nr. 4, 1997, p. 689-730. donc la fin de la philosophie2. Weil était très loin de partager ces thèses de Kojève. Il considérait que tout cela n’avait rien à voir avec Hegel, ni avec la Phénoménologie. « C’est vrai, Hegel a vu à Iéna l’âme du monde sur un cheval, mais il s’est borné à l’écrire à un ami (à Niethammer, le 13 octobre 1806) ; il lisait, c’est bien connu, les journaux du matin comme une prière, et a par conséquent eu vent du Napoléon de Moscou, d’Espagne et Sainte-Hélène... Mais tout cela n’intéressait évidemment pas Kojève. En substance, son Introduction était l’image spéculaire athée d’une interprétation théologique : il n’entendait pas renoncer à une théologie qu’il avait trouvée chez les philosophes russes et au cours de ses études orientales, et il ne voulait pas l’admettre objectivement »3. Ainsi Livio Sichirollo interprétait-il quelques boutades « souriantes, sans polémique » de Weil. Et ce n’est pas par hasard que celui-ci se retint de donner sa propre interprétation et liquida toute l’affaire dans un essai splendide justement intitulé La fin de l’histoire. Weil y souligne que la fin de l’histoire c’est la fin de la vie immorale : « Ce n’est rien d’autre que ce que vise la morale, ce que toute morale, religieuse, traditionnelle, philosophique a visé depuis toujours. L’homme sera libre, il sera heureux en sa liberté, plus exactement, il aura dans la liberté la possibilité de découvrir le sens de la vie et du monde – car il pourra refuser et la liberté et le bonheur –, quand la morale aura réalisé son monde, dans la mesure où elle l’aura réalisé, et l’histoire sera finie, la mauvaise histoire sera arrivée à sa bonne fin, quand l’homme aura fait ce qu’il se sait être tenu de faire par la morale de la liberté (…) »4. Il est vraiment regrettable que, dans le débat philosophique, nous ayons perdu la signification de cette discussion. L’idée de la fin de l’histoire est certes très à la mode, mais prisonnière des nouvelles tendances dites post-modernes. Que l’on pense à Fukuyama, élève d’Allan Bloom, qui vient de Leo Strauss. Le meilleur de la pensée de Kojève a franchi l’océan, revenant à l’ancien monde sans honneur ni gloire. Telle est l’aventure américaine de Kojève : une théologie de la fin de l’histoire, glorifiée par le triomphe du marché mondial dans une présumée démocratie libérale universelle. Et comme si cela ne suffisait pas, un fantomatique et à demi mystérieux « dossier Strauss » circule depuis quelque temps, dossier selon lequel Kojève – et son milieu, Weil et Raymond Aron y compris – serait le responsable de la guerre préventive américaine, ayant enseigné le concept de « violence régénératrice » aux milieux néo-conservateurs se réclamant de Leo Strauss – d’où est issue la nomenclatura qui aujourd’hui tire les ficelles de l’administration belliciste de Bush. L’unique consolation est de savoir que tant 2 Cf. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Leçons sur la Phénoménologie de l’Esprit professées de 1933 à 1939 à l’Ecole des Hautes Études réunis et publiées par Raymond Queneau, Gallimard, Paris 19622. 3 L. Sichirollo, « Snobismo di un hegeliano », in Id., I libri gli amici, il lavoro editoriale, Ancona 2002, p. 138. 4 E. Weil, « La fin de l’histoire » (1970), in Id., Philosophie et réalité. Dernier essais et conférences, Beauchesne, Paris 1982, p. 173. Kojève que Weil cultivaient à degré élevé, en esprits universels qu’ils étaient, l’ironie et le sarcasme. Ils en auraient bien ri et tiré quelques « blagues ». Reste la table de jeu, si je puis dire, sur laquelle Weil et Kojève ont joué leurs cartes, à savoir Hegel. Beaucoup a déjà été écrit à ce propos et ce n’est pas la peine de le répéter (il suffit, par exemple, de se reporter au livre de Jarczyk et Labarrière5). Ainsi on peut compter comme assurée la connaissance de l’effet que les leçons hégéliennes de Kojève ont eues sur la philosophie française d’après-guerre. Ce qu’il vaut peut-être la peine de se demander, c’est dans quelle mesure l’un a influencé l’autre dans l’élaboration de leurs systèmes philosophiques respectifs. II. Il faut dire tout d’abord qu’on ne peut comprendre l’influence réciproque entre Weil et Kojève si l’on ne tient pas compte de leurs rapports personnels. Tous deux émigrés en France, ils firent connaissance à Paris dans les années Trente par l’intermédiaire d’Alexandre Koyré. L’amitié avec Koyré fut fondamentale pour les deux : c’était une figure centrale de ce renouveau dans le champ philosophique qu’instaura l’importation de la philosophie allemande en France6. Kojève et Weil participèrent à cette diffusion des nouveaux courants philosophiques qui s’affirmait grâce aux rencontres dans des cercles informels (les désormais mythiques banquets du Café d’Harcourt), ou dans les salles de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, ou mieux encore dans les pages des Recherches philosophiques. Effectivement, tous deux collaborèrent activement aux Recherches philosophiques et formèrent avec Koyré le fameux trio d’« esprits supérieurs » dont parle Raymond Aron dans ses Mémoires7. L’amitié de Weil avec Koyré et Kojève remonte à ces années – Eric Weil arrive à Paris fin avril 1933. Les deux russes, en revanche, se sont connus en 1926 à Berlin, dans une occasion inhabituelle et, selon un témoin, « extraordinaire » : C’est un peu comique, comment Kojève a connu Koyré. Il a enlevé la belle-sœur de Koyré (…). Et la famille de Koyré, le mari de cette dame en étaient très émus, très malheureux. Madame Koyré, qui était une amie intime de sa belle-sœur, a envoyé son mari voir qui était ce jeune homme, qui était d’ailleurs beaucoup plus jeune que la dame en question – elle avait une dizaine d’années de plus que lui – et essayer de le sermonner. Koyré, qui était un homme absolument délicieux, est revenu de cette entreprise aux anges ! Tout souriant ! Très content ! Alors sa jeune femme lui a demandé: “Tu l’as vu, c’est merveilleux, tu lui as expliqué…”. Et Koyré lui a répondu : “Ah, non, 5 D. Jarczyk-P.-J. Labarrière, De Kojève à Hegel. 150 ans de pensée hégélienne en France, Albin Michel, Paris 1996. 6 Cf. L. Pinto, « (Re)traductions. Phénoménologie et “philosophie allemande” dans les années 1930 », in Actes de la recherche en sciences sociales, n. 145, déc. 2002, p. 21-33. 7 Cf. R. Aron, Mémoires, Juillard, Paris 1983, p. 94. non, non… écoute, il est beaucoup, beaucoup mieux que mon frère. Elle a tout à fait raison”. Et de là date l’amitié de Koyré et de Kojève8. Quoiqu’il en soit, la figure de Koyré reste déterminante pour les deux et sera l’un des plus importants points de référence de la culture philosophique parisienne entre les deux guerres – et en ce sens uploads/Philosophie/ alexandre-kojeve-et-eric-weil-pdf.pdf
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- Publié le Mai 06, 2021
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