1 [Actes du colloque L’interpénétration des cultures dans le bassin occidental

1 [Actes du colloque L’interpénétration des cultures dans le bassin occidental de la Méditerranée (Paris, Sorbonne, 14/11.2001), Paris, Mémoire de la Méditerranée, 2003, p.131-154]. Résistance et ouverture à l’Autre : le berbère, une langue vivante à la croisée des échanges méditerranéens. Un parcours lexicologique Salem CHAKER* 0. Continuité et résistance Le berbère, on le sait, est avec le basque la seule langue du pourtour de la Méditerranée occidentale que l’on puisse considérer comme "autochtone"1 : elle est déjà présente dans sa localisation historiquement connue aussi loin que l’on remonte dans les témoignages directs ou indirects (données pré- et proto-historiques, témoignages égyptiens, sources grecques et latines…). Et, contrairement à ce que prétendent certaines thèses récurrentes depuis le XIXe siècle, il n’existe aucun indice positif d’une origine extérieure (moyen-orientale ou est- africaine) des Berbères et de leur langue, en tout cas à l’échelle d’une préhistoire récente – au minimum depuis les débuts du Néolithique. En fait, cette question des origines berbères – du peuple et de la langue – a fait couler beaucoup d’encre depuis le XIXe siècle ; comme le soulignait avec humour Gabriel Camps (1981), depuis les sources antiques, il y a peu de régions d’où on ne les a pas fait venir ; et on ajoutera qu’il y a peu de langues avec lesquelles on n’a pas cherché à établir une parenté ou une dérivation. Or, il faut le dire très fermement, quelque que soit la sophistication des théories avancées, qu’elles viennent de linguistes ou de préhistoriens, et quelque que soit le prestige éventuel de leurs initiateurs, les hypothèses d’une origine extérieure des Berbères et de leur langue ne s’appuient sur aucun élément objectif établi, linguistique ou archéologique. Ce sont toujours de pures constructions théoriques, qui restent entièrement à soumettre à l’épreuve des données de l’anthropologie préhistorique et/ou de la linguistique historique. Le seul fait positivement acquis est la continuité du peuplement de l’Afrique du Nord depuis plus d’un million d’années et l’anthropologie préhistorique ne détecte aucun mouvement significatif de peuplement ou de repeuplement de la région, à partir du Nord, du Sud ou de l’Est2. En conséquence, c’est avec beaucoup de circonspection et à titre de pures hypothèses de travail que l’on recevra les théories (est-)africaines (notamment celle de Ehret3), reprises récemment du point de vue berbère par Malika Hachid dans son beau livre Les Premiers Berbères (2000). Aussi, en l’état des connaissances, il faut admettre que le berbère est là où nous le connaissons, depuis très longtemps – si ce n’est depuis toujours. Il y a été en contact et y a vu * Professeur de berbère à l’Inalco (Paris). Salem.Chaker@Inalco.fr 1 Avec, évidemment, tout ce que peut avoir de relatif cette notion ! 2 Voir notamment la synthèse de G. Camps,1980/1987 (ou Encyclopédie berbère : I, 1984 : 1-26). 3 Cf. bibl. En fait, la thèse d’une origine est-africaine des langues chamito-sémitiques (ou afro-asiatiques) est fort ancienne. Au XXe siècle, elle a été soutenue par de grands linguistes comme Diakonoff ou Greenberg ; elle est bien sûr plausible, mais les données berbères ne sont jamais sérieusement prises en considération, et lorsqu’elles le sont, c’est de manière largement erronée ou inacceptable du point de vue du berbérisant. 1 2 défiler de nombreuses langues de la périphérie méditerranéenne : punique, grec, latin, germanique (Vandales), arabe, turc, français, espagnol, sans parler de contacts plus discrets mais permanents, avec l’hébreu à travers la présence de communautés juives conséquentes, avec l’égyptien ancien sur la frontière Est, avec toutes les langues romanes de la rive Nord de la Méditerranée (catalan, occitan, dialectes italiens) et, au Sud, avec les langues négro- africaines (haoussa, songhaï, mandingue…). Malgré la pression extrêmement forte qu’ont pu exercer certaines de ces langues (punique, latin, arabe et français surtout) sur le berbère, et sur son existence même, à travers une domination politique, culturelle, économique souvent très longue, le berbère a résisté et a survécu. Alors que le celtique a été quasiment effacé de tout le continent européen et est très sérieusement menacé dans les îles britanniques, alors que les langues pré-romanes de la péninsule ibérique ont toutes disparu à l’exception du basque… Même s’il est devenu une langue fragmentée et minoritaire dans son aire d’extension, le berbère existe, avec une vitalité réelle, avec ses structures linguistiques propres, son fonds lexical propre, extraordinairement stables et communs à travers la multitude des variétés dialectales contemporaines, malgré l’immensité du territoire, malgré aussi les puissantes influences extérieures. Stabilité et unité du berbère qui ont souvent été soulignées par les linguistes et qui renvoient aussi à la capacité de résistance des sociétés berbères elles-mêmes. Mais résistance n’exclut pas ouverture et capacité d’intégration, d’appropriation des apports extérieurs, avec une faculté d’adaptation, de naturalisation des éléments linguistiques étrangers assez exceptionnelle. En berbère, l’Autre devient souvent Sien, intégré, digéré, aux plans formel et sémantique, au point que l’origine étrangère en est quasiment indétectable sans une analyse extrêmement sophistiquée ! Le travail d’intégration phonologique, morphologique, sémantique est tel que l’Etranger – punique, latin, arabe, français…– est devenu un Natif, un authentique Berbère. Les exemples sont innombrables et l’on se limitera ici à quelques cas représentatifs de naturalisation très poussée d’emprunts aux principales langues avec lesquelles le berbère a été en contact. 1. Le traitement des emprunts lexicaux en berbère : la moulinette à berbériser Quelques exemples français : – taberwi‚/tiberwiŸin, "brouette(s)" ; tabwa‚/tibwaŸin, "boîte(s)" : ces deux emprunts kabyles au français manifestent une intégration phonologique, morphologique, lexicologique et sémantique remarquable. Le genre féminin des deux mots a amené le locuteur kabyle à interpréter le /t/ final du mot français (/bruεt/, /bwat/) comme marque nominale de féminin berbère (/ta––t/) et l’on a rajouté la syllabe initiale canonique des nominaux féminins (/ta–/. D’autre part, le /t/ final du mot français, selon une tendance bien établie dans le passage du français (et des langues romanes) au berbère, a été réinterprété en /‚/ emphatique4, ce qui aboutit à la séquence /ta––‚/. Or, dans la morpho-phonologie berbère, un /‚/ emphatique final sur un nominal féminin est toujours la résultante d’une assimilation de la marque suffixe de féminin /–t/ et d’un dentale sonore emphatique /Ÿ/ appartenant au radical du lexème, selon le processus suivant : 4 Ce retraitement de la dentale sourde romane en /t/ emphatique (pharyngalisé) est dû au fait que les occlusives sourdes romanes sont des fortis (sourdes à glotte fermée), caractérisée par une forte énergie articulatoire ; ce trait phonétique est réinterprété en berbère (et en arabe) comme un trait de pharyngalisation. 2 3 /t––Ÿ + t/ > /t––‚/ (le /t/ est théoriquement tendu – /‚‚/ –, mais la position finale fait que cette tension n’est généralement pas réalisée) ; ex. : aàaŸ , caprin > t+aàaŸ+t > taàa‚, chèvre imiŸ > t+imiŸ+t > timi‚ /, nombril aqesbuŸ > t+aqesbuŸ+t > taqesbu‚, gigot Ce qui conduit, à rebours, le locuteur berbérophone à analyser les mots taberwi‚, "brouette", tabwa‚, "boîte" comme issus des séquences théoriques : ta-berwiŸ-t (> taberwi‚) et ta-bwaŸ-t (> abwa‚) et donc à reconstituer des thèmes nominaux /berwiŸ/ et /bwaŸ/ et des racines lexicales BRWÆ et BWÆ. Et cette recréation n’est pas purement théorique puisqu’il existe en kabyle un verbe dérivé à préfixe s– à fonction de verbalisateur5, sberweŸ, "divaguer, faire et dire n’importe quoi, faire de travers" ! Ce qui signifie que l’intégration du mot français est aussi lexicologique et dérivationnelle, et même sémantique car, la valeur nettement expressive du verbe sberweŸ renvoie également à un rapprochement avec le préfixe expressif6, nettement péjoratif, b– (rwi, "remuer, mélanger" > berwi, "être sens dessus dessous"). Ce qui indique une analyse implicite de BRWÆ en B+RWÆ. Le travail de berbérisation est considérable et a permis d’intégrer au cœur même du système de la langue une forme étrangère, issue d’un contact relativement récent. Dans le cas d’espèce, l’analyse du processus de "naturalisation", peut d’ailleurs être poursuivie en dehors même du champ linguistique si l’on s’interroge sur les conditions pragmatiques de la genèse du sens péjoratif de sberweŸ ; pour qui connaît la Kabylie la motivation est immédiate : il suffit d’avoir vu une fois un chantier de construction d’une maison familiale dans un village kabyle pour savoir que ce sont des adolescents, souvent même de grands enfants, qui sont chargés d’effectuer le transport des matériaux (briques, sable, ciment etc.) au moyen de brouettes, entre la route carrossable où ils ont été déposés par les camions et le chantier ; et, bien entendu, ces jeunes gens s’en donnent à cœur joie en courses, zigzags et divagations avec leurs engins ! – spipri, "raconter des fadaises, déblatérer" : voici encore un cas d’intégration morphologique, lexicologique et sémantique assez savoureux. A l’origine de cette forme, très locale (parler kabyle des Aït-Iraten) est l’adverbe français "à peu près", emprunté dans de nombreux parlers kabyles sous la forme ipipri, "à peu près, approximativement, au jugé" ; l’occlusive labiale sourde /p/ n’a pas subi de processus de transformation car ces parlers connaissent généralement ce son comme réalisation féminine du phonème /b/ et, surtout, il s’agit de régions où l’influence du français est extrêmement prégnante, à travers une scolarisation uploads/Philosophie/ resistance-et-ouverture-a-l-x27-autre-le-berbere-une-langue-vivante-a-la-croisee-des-echanges-mediterraneens-salem-chaker.pdf

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