Sylvain Piron L’Occupation du monde Sylvain Piron est médiéviste à l’École des

Sylvain Piron L’Occupation du monde Sylvain Piron est médiéviste à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris). Il est notamment l’auteur de Dialectique du monstre (Zones sensibles, 2015), Grand Prix des Rendez-vous de l’histoire de Blois. Coordination éditoriale : Éléonore Devevey Conception graphique : The Theatre of Operations, Bruxelles Illustration de couverture : B.C. 2348. The Deluge, extraite de An Historical Atlas; In A Series Of Maps Of The World As Known At Different Periods d’Edward Quin, Seeley and Burnside, Londres, 1828. Courtesy David Rumsey Map Collection, David Rumsey Map Center, Stanford Libraries (https://purl.stanford.edu/qv033rw8765) Photogravure : Olivier « Mistral » Dengis, Bruxelles Typographie : Arnhem Pro, Fred Smeijers / OurType Papiers : Maxioffset 300 gr. & Maxioffset 90 gr. (fsc, pefc) Impression & brochage : LCapitan, Ruddervoorde Sérigraphie : DIOss, Gand Made in Belgium by Zones sensibles, Bruxelles Zones sensibles remercie Éléonore Devevey, Virgile Coujard & Bernard Laumonier pour leur aide à la réalisation de cet ouvrage. Copyright © 2018, Zones sensibles 9782930601335 | D / 2018/ 12.254 / 3 Diffusion-distribution : Les Belles-Lettres 25, rue du Général Leclerc, 94 270 Le Kremlin-Bicêtre, France T. + 33 1 45 15 19 90 | F. + 33 1 45 15 19 99 | www.bldd.fr Ouvrage publié avec le soutien de la Fédération Wallonie Bruxelles www.zones-sensibles.org Sylvain Piron l’occupation du monde 2018 zones sensibles Pactum serva z s introduction Quand j’interroge sans questions, c’est simplement que je désire éveiller ceux qui dorment. Franck André Jamme, Un diamant sans étonnement Rien, ou presque, de ce que nous faisons ne va de soi. Nos façons d’agir, de parler, l’organisation de nos pensées obéissent à des motifs dont nous ignorons le plus souvent l’origine. Quant à l’état du monde qui nous entoure, c’est peu de dire qu’il ne tombe pas sous le sens. À l’instar des cycles naturels, on peut observer cer- taines régularités dans les comportements humains. Leur prin- cipe ne se laisse toutefois pas facilement établir. Car il n’est pas toujours clairement dit de quel ordre sont ces règles. À en juger par l’assurance des acteurs et la solidité des résultats, il y entre pour une large part des processus voulus et réfléchis. La stabilité des conduites suggère un certain consensus quant au bien-fondé de ces usages. L’étagement des techniques infiniment variées qui soutiennent le décor de nos existences (tissus, murs et fenêtres, machines, réseaux de flux invisibles, etc.) démontre l’ampleur des savoirs mis en œuvre. Pourtant, de la composition de ces multiples rationalités locales, aucun plan d’ensemble cohérent n’émerge clairement. C’est plutôt le fractionnement des registres d’action, la diversité des centres d’attention et la pluralité des allé- geances qui caractérisent les vies que nous menons dans les socié- tés ouvertes du capitalisme mondialisé. Chaque jour, nous traver- sons des sphères d’expérience si différentes que leur dissociation a même cessé de nous étonner. 5 À mes amis 7 6 introduction introduction avec méthode, l’anthropologie a rempli au siècle dernier la fonc- tion d’une conscience critique de l’Occident. En donnant à voir d’autres visages de l’humanité, en faisant valoir des façons d’être et des modes de pensée radicalement différents des nôtres, mais tout aussi respectables, elle a fait vaciller l’illusion d’une supé- riorité occidentale sur le reste de la planète. Ces confrontations ont permis d’enraciner la conviction de l’égale dignité de toutes les cultures ; dans un retour réflexif, elles ont également conduit les anthropologues à s’interroger sur leur propre culture, puis sur la notion même de culture2. Par principe, au milieu du XXe siècle, cette démarche était inséparable d’une dénonciation du colonia- lisme, comme elle le demeure à présent de celle d’une compré- hension du monde centrée sur l’expérience occidentale. Alors que la discipline est entrée dans un nouveau cycle, elle poursuit sa mission d’une « décolonisation permanente de la pensée » en pre- nant au sérieux les perspectives des autochtones sur leur propre monde 3. Au terme de ces comparaisons, l’homme blanc pourrait sembler n’avoir d’autre privilège indiscutable que la puissance de ses instruments de destruction. Une telle critique rencontre cependant une limite qui paraît difficilement franchissable. Cet Occident est porteur d’une conception de l’être humain et de sa liberté à laquelle nous ne serions pas facilement prêts à renoncer. Ce serait d’ailleurs une contradiction de le faire au nom d’un rela- tivisme des cultures, puisque la valeur universelle accordée à l’au- tonomie individuelle est précisément la condition de possibilité de notre curiosité pour d’autres formes de vie humaine. L’histoire a bien évidemment un rôle à jouer dans le projet d’élucidation de la singularité occidentale. « L’histoire comparée des sociétés européennes » que prônait Marc Bloch pour rompre avec l’enfermement dans des historiographies nationales, n’a que lentement porté ses fruits 4. À une échelle plus vaste au cours du dernier quart de siècle, une histoire globale s’est constituée sur la base d’un comparatisme méthodique. Sa question centrale vise à expliquer la divergence économique qui se creuse entre l’Angle- terre et la Chine à partir de 1750, alors que leurs niveaux de déve- loppement semblaient encore équivalents à cette date 5. Ces tra- vaux d’histoire économique ne remplissent toutefois pas le cahier des charges d’un comparatisme intégral puisqu’ils tendent à éva- luer chaque trajectoire en regard d’un modèle de développement occidental et à la considérer comme fatalement en retard. Le mou- vement complet d’inversion des perspectives appellerait plutôt à concevoir une histoire véritablement multipolaire qui pourrait La tâche des sciences humaines et sociales se situe exacte- ment en ce point. Elles travaillent à rendre visibles ces liaisons qui n’apparaissent pas au premier regard, à expliciter la nature des règles et des enchaînements par lesquels le monde humain tient ensemble. Leur but est ainsi de mettre en lumière ce que les sociétés ignorent d’elles-mêmes. Elles ne se bercent toutefois d’aucune illusion sur un quelconque idéal de transparence ultime puisqu’elles ont également à rendre compte des raisons de cette ignorance collective et de son utilité fonctionnelle. Cet effort sup- pose en premier lieu une forme de détachement et d’étonnement face aux évidences du quotidien. La posture mentale requise est en réalité très particulière. Elle consiste à tenter d’observer de l’exté- rieur un sujet d’étude, sans pour autant se défaire d’une certaine accointance avec lui qui rend tout simplement possible la com- préhension. (Le point de vue totalement extérieur d’un martien pourrait le conduire à ranger les cheminées d’usines et les ciga- rettes dans une catégorie unique de « cylindres qui fument, indis- pensables à la survie humaine », tandis qu’un regard sans réflexi- vité, indifférent à l’analogie, laisserait échapper le fait que dans les deux cas, la combustion peut en effet avoir des conséquences nocives.) Dans sa globalité, l’entreprise est par principe infinie et par nécessité collective. Elle impose de multiplier les angles de vue et d’employer différents protocoles d’enquête. L’être humain et ses formes d’existence collective ne constituent pas des phéno- mènes simples dont la description intégrale pourrait être obte- nue sur un unique plan d’analyse. De même est-il utile, puisque les questionnements n’émergent qu’au prix d’une réflexion préa- lable, de faire varier les options théoriques. L’éclectisme métho- dologique qui en résulte procure à lui seul un gain inestimable puisqu’il contribue à nous mettre en garde face à l’étroitesse de nos propres partis pris et à relancer constamment les interroga- tions. À l’image du principe délibératif qui régit nos démocraties, le pluralisme épistémologique est une vertu insurpassable en sciences sociales. Comme Louis Dumont le rappelait souvent, la compréhen- sion des faits culturels et sociaux ne peut émerger qu’à l’occa- sion d’une démarche comparative1. Seule la confrontation entre des phénomènes de même espèce peut faire émerger les particu- larités qui les distinguent entre eux et ce faisant, les définissent. (Ce geste comparatif est plus précisément encore l’opération qui permet de construire les « espèces » au sein desquelles certains phénomènes sont comparables.) Mettant en œuvre ce principe 9 8 introduction introduction employons quotidiennement des notions, véhiculées par les ins- titutions et les médias, dont la banalité est telle qu’elles semblent couler de source. Le discours dominant, un peu partout dans le monde, est à présent celui de l’économie. Il ne s’agit pas unique- ment d’un savoir organisé qui peut légitimement prétendre four- nir l’explication d’un certain type de phénomènes. Ce discours est en même temps porteur d’une série d’injonctions qui nous com- mandent par exemple d’agir efficacement, sans perdre de temps, et d’assouvir nos désirs en consommant des biens marchands dans la limite de nos capacités financières, voire sensiblement au- delà. Il surdétermine aussi bien les catégories de l’action collective, en imposant des décisions politiques au nom de nécessités écono- miques. La croissance annuelle du produit intérieur brut en vient à faire figure d’unique horizon pensable de l’avenir commun. Bien que l’économie se conçoive en opposition aux anciennes morales religieuses, comme un savoir rationnel exprimant de façon neutre les intérêts naturels des êtres humains, elle présente en réalité tous les caractères d’une morale – jusqu’à une date récente, les économistes en étaient d’ailleurs parfaitement conscients10. Le choix d’adhérer ou de contester les valeurs qu’elle uploads/Philosophie/ zs-piron-occupation-op-coro-v2.pdf

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