LA DÉCOUVERTE DES INCOMMENSURABLES ET LE VERTIGE DE L’INFINI* Jean-Luc Périllié
LA DÉCOUVERTE DES INCOMMENSURABLES ET LE VERTIGE DE L’INFINI* Jean-Luc Périllié Il est communément admis que la découverte et le traitement de l’in- commensurabilité est un des plus grands accomplissements de la science mathématique grecque: le peuple hellénique, jeune, initié depuis peu à la géométrie et à la science des nombres, est probablement le seul peuple de l’Antiquité à avoir osé affronter le thème de l’incommensurabilité. Si toutes les connaissances sur les incommensurables sont développées d’une manière discursive et systématique dans les livres X et XIII des Éléments d’Euclide, il est cependant fort possible que les découvertes en elles-mêmes ne se soient pas faites avec la sérénité qui animent, en apparence, les grandes produc- tions de l’esprit grec: l’exposé technique des Éléments pourrait cacher une rencontre de l’infini vécue d’abord sous le mode du vertige. Comment les Anciens concevaient-ils l’infini mathématique? Plusieurs conceptions signi- ficatives semblent s’être succédé, de l’infini arithmétique rationnel pytha- goricien à l’infini géométrique irrationnel platonicien, avec, entre deux, l’infini aporétique zénonien. Il est surprenant, à cet égard, que Platon n’ait pas publié sa conception de l’infini incommensurable élevée à la dimension de principe ontologique. Peut-être y voyait-il une sorte de gouffre vertigi- neux qu’il préférait ne pas révéler au profane… Quelques rares témoignages platoniciens et présocratiques montrent en tout cas que la prise de conscience de l’incommensurabilité, loin d’avoir été vécue sous le mode de la jubilation archimédienne, aurait bien plutôt fait l’objet d’un scandale, d’une trahison, plongeant momentanément la conscience grecque dans l’absurdité, voire l’obscurité. C’est cette première vision véritablement «tragique» de l’incommensurabilité que nous allons tenter de reconstituer. De l’infini rationnel au scandale logique C’est dans le cadre du pythagorisme que l’on peut apprécier toute l’étendue du scandale. S’agit-il vraiment d’une découverte pythagoricienne? C’est ce qui apparaît tout au moins dans le fameux résumé d’Eudème de Rhodes, exposé le plus ancien d’histoire de la géométrie. «Après les Milésiens, Pythagore transforma cette étude [la géométrie], et en fit un enseignement libéral; car il remonta aux principes supérieurs et 9 L’INFINI MATHÉMATIQUE * Transcription d’une conférence qui a eu lieu le 16 mai 2001 à Grenoble. rechercha les théorèmes abstraitement et par l’intelligence pure; c’est à lui que l’on doit la découverte des irrationnelles et la constructions des figures du cos- mos (t¬n tÒn ¶l’gwn pragmateàan kaã t¬n tÒn kosmikÒn schmßtwn s›stasin ¶ne„ren1).» Ce passage est considéré par les historiens comme relativement crédi- ble, Eudème de Rhodes étant un disciple immédiat très fiable d’Aristote. Qu’il provienne véritablement d’Eudème, via Proclus, cela est peu dou- teux puisque ce témoignage est relayé par le mathématicien alexandrin Pappus2 (IIIe siècle) qui donne un exposé similaire en signalant qu’il le doit à Eudème le Péripatéticien, mais en donnant moins de détails sur Pythagore: il parle seulement des Pythagoriciens. Malgré toutes les difficultés rencontrées pour reconstituer l’apport de Pythagore et de son école, on est fondé à admettre, grâce à ces documents, auxquels s’ajoutent d’autres témoignages convergents (certaines scolies des Éléments d’Euclide, la légende d’Hippase, que nous examinerons ci-après) que l’école pythagoricienne a joué un rôle primordial3. Au départ, les membres de cette école étaient intuitivement convaincus d’une totale adéquation entre les figures et les nombres, aussi représentaient- ils les figures par des nombres et les nombres par des figures: c’est le système des «points figurés». Les suites arithmétiques correspondaient dès lors à une construction progressive des figures. Par exemple, le nombre triangulaire figuré 6 s’exprimera par le dia- gramme suivant: α α α α α α Ce diagramme correspond à la suite 1, 3, 6, 10, 15… Si on ajoute un gno- mon (la série d’unités qu’il faut ajouter pour obtenir une figure semblable) égal à 4 ajouté à ce nombre triangulaire4, on obtient 10, la décade ou tétractys. α α α α α α α α α α On reconnaîtra dans ce diagramme la présence des rapports musicaux 4/3, 3/2 et 2/1 en partant de la base. 10 L’INFINI MATHÉMATIQUE 1. Proclus. In primum euclidis elementorum librum Commentarii. Leipzig, Friedlein, Teubner, 1873, p. 65, l. 15-21. 2. Pappus. Commentaire au Xe livre des Éléments d’Euclide. Trad. française de Woepcke d’une version arabe, Essai d’une restitution des travaux perdus d’Apollonius, 1856. p. 662-663. 3. On pourra encore signaler que l’hypothèse de la datation ancienne, pré-platonicienne, de la découverte de l’irrationalité est confirmée par le fait que Démocrite, né en 470, aurait écrit un ouvrage sur l’irrationalité (Die Fragmente des Vorsokratiker [désormais noté DK], par H. Diels, 6e éd. revue par W. Kranz, Berlin, 1951-1952, 68 B11). 4. Voir Nicomaque de Gérase. Introduction à l’arithmétique. Livre II, chap. VIII. La série des gnomons est la suite des entiers naturels (2, 3, 4, 5,…) et le nombre triangulaire suivant sera donné par la formule: n (n+1) 2 C’est sur ce fondement musical et arithmo-géométrique, que les Pythagoriciens ont constitué toute leur philosophie du Nombre5. Voyons rapidement comment l’utilisation de ce système peut avoir débou- ché sur la découverte du fameux théorème dit «de Pythagore». Celui-ci l’a- t-il vraiment découvert? Il est difficile de l’attribuer à Pythagore en personne dans sa formulation euclidienne, mais on pense que le mathématicien pré- socratique est arrivé au moins à le formuler au niveau des triangles rectangles rationnels6: 3 – 4 – 5; 5 – 12 – 13; 7 – 24 – 25; etc. Sa découverte n’est pas une démonstration, mais une monstration en comptant le nombre des points figurés carrés que l’on peut construire sur chaque côté du triangle rationnel. Le philosophe cependant a dû très vite s’apercevoir que cette propriété des nombres carrés ne pouvait s’appliquer aussi facilement au triangle rec- tangle isocèle, c’est-à-dire à la diagonale du carré, car on ne trouvera plus un nombre ou un rapport mesurable d’unités-points pour cette diagonale. Telle est la révélation la plus élémentaire de l’incommensurabilité. La ques- tion est donc de savoir comment celle-ci, dans la mesure où elle a été décou- verte d’une manière très inattendue, a pu être intégrée dans un système philosophique reposant sur la domination du nombre. Un enseignement énigmatique révèle que pour les Pythagoriciens, les principes numériques de base sont la Monade et la Dyade indéfinie (DK 58 B 1a, 14, 15). Il est vrai qu’Aristote (DK 58B 13 = Métaphysique A 987 b 22 sq.) semble plutôt attribuer cette doctrine aux ágrapha dógmata (à l’en- seignement oral de Platon). Mais on a quelques raisons de penser (en parti- culier grâce à l’autorité de Théophraste) que la théorie des principes appartenait bien aux Pythagoriciens, mais sous une forme beaucoup plus simple que chez Platon. Elle renverrait, d’après une étude de Paul Kucharsky7, à l’opposition entre nombres carrés et nombres oblongs (de la table des contraires8), nombres carrés avec gnomons impairs et nombres oblongs avec 11 VERTIGE DE L’INFINI 5. Aristote. Métaphysique. A 987 b 27-28: «oÜ d/ ¶riqmo‡j eênai fasin a‹t™ t™ prßg- mata. » et 987 b 11-12: «oÜ m°n g™r Puqag’reioi mimøsei t™ ⁄nta fasãn eênai tÒn ¶riqmÒn.» 6. Tous les historiens restent très sceptiques, à juste titre, en ce qui concerne une preuve géo- métrique en bonne et due forme dès la haute période du pythagorisme. Cependant, les anciens Pythagoriciens auraient remarqué les propriétés spécifiques du triangle sacré 3-4-5, en disposant des galets à la manière d’Eurytos, et en auraient tiré une méthode globale d’évaluation des rap- ports entre côtés plutôt qu’une preuve apodictique. Voir Burkert W. Lore and Science in Ancient Pythagoreanism. Cambridge (Massachusetts) 1972. Trad. anglaise de l’édition allemande de 1962. p. 427-340 7. Kucharsky P. Les Principes des Pythagoriciens et la Dyade chez Platon, Les Archives de la philosophie, Paris, 1959, n° 22. Première partie, p. 175-191 – deuxième partie, p. 385 sq. Travail qui se situe dans le prolongement des analyses développées dans l’important ouvrage de Léon Robin. La Théorie platonicienne des idées et des nombres d’après Aristote, Paris, 1908. 8. Aristote. Métaphysique. Α, V, 986 a22. On remarquera qu’on ne trouve pas dans cette table qui date, d’après Aristote, du tout début du Ve siècle, l’opposition du rationnel et de l’irration- nel. Citons quelques contraires (parmi les dix) qui nous intéressent plus spécialement: pûraj kaã ©peiron limitant et illimité perritÿn kaã ©rtion impair et pair fÒj kaã sk’toj lumière et ténèbres ¶gaqÿn kaã kak’n bien et mal tetrßgwnon kaã úter’mhkej carré et oblong gnomons pairs. Le gnomon sera ici une figure en équerre qui permet de reproduire un nombre figuré semblable en l’encadrant. On remarque qu’au moyen de ces gnomons pairs et impairs, toute la série infinie des nombres entiers est parcourue génétiquement. Mais ce qui importe, c’est que le prin- cipe ou la base est soit la Monade pour les nombres carrés, soit la Dyade pour les nombres oblongs. Or, d’un côté les nombres carrés sont toujours sem- blables géométriquement (ils obéissent à la loi du limitant, du péras), alors que les nombres oblongs obéissent à la loi de l’illimité (ápeiron), car leur forme évolue sans cesse et n’est jamais strictement semblable. Figure 1 • • • • • • • • • • • • • • • • • • • uploads/Philosophie/la-decouverte-de-incommensurables-et-le-vertige-de-l-x27-infini-pdf.pdf
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- Publié le Sep 27, 2022
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