MODERNISMES ET ANTHROPOPHAGIES Connexions artistiques et esthétiques Brésil-Eur
MODERNISMES ET ANTHROPOPHAGIES Connexions artistiques et esthétiques Brésil-Europe Sous la direction de Rodrigo Duarte, Pedro Hussak et Jacinto Lageira ÉDITIONS MIMÉSIS raChel CeCília de oliVeira L’EXPÉRIENCE DU “S” OU COMMENT VIVRE LA DIFFÉRENCE*1 Ce texte est en partie le résultat d’une recherche commencée en 2015 en vue de penser l’esthétique et la philosophie de l’art à partir de la perspective de la production artistique et théorique brésilienne et latino-américaine. Cet objectif m’a conduit à prendre conscience, à m’opposer et à question- ner la compréhension traditionnelle de l’existence de canons dans ce que l’on considère le « grand art », car je propose une critique de la structure du discours normalisateur et régulateur qui entremêle la production artistique ainsi que le système qui la soutient. Il existe une hégémonie européenne et nord-américaine dans la compréhension des traditionnels Beaux-Arts, encore en vigueur comme mécanisme organisationnel des institutions, des instances financières et de la façon de penser le sujet en Amérique latine. Cela en raison d’une incorporation tacite – pas nécessairement de contenu – de la structure sur laquelle il est fondé. Je développe ainsi philosophique- ment ce que Joaquín Torres Garcia, artiste visuel uruguayen, a proposé, en 1935, avec ce qu’il appelle « L’École du Sud » et sa carte à l’envers. * Ce texte est la refonte de deux articles : COSTA, Rachel. Após o fim da arte eu- ropeia : uma análise decolonial do pensamento sobre a produção artística. DOIS PONTOS (UFPR) DIGITAL, v. 15, p. 89-98, 2018, et COSTA, Rachel. « A equi- vocidade da crítica », RAPSÓDIA (USP), v. 11, p. 171-182, 2017. C’est donc une sorte de consolidation des bases ontologiques d’une recherche décoloniale qui vise à proposer un nouveau mode de discours sur l’art brésilien et, peut-être, latino-américain. 152 Modernismes et anthropophagies L’œuvre dénommée Le nord est le sud représente l’invitation de l’artiste à revenir sur la position de dépendance de l’Amérique latine par rapport aux pays européens, tout en produisant quelque chose devant être toujours considérée comme art par le système, c’est-à-dire que son intention n’était pas de supprimer l’influence européenne mais de se l’approprier de façon autonome, en la liant à d’autres influences, principalement celle des Noirs, et des Amérindiens — des peuples originaires de l’Amérique. Depuis lors, l’invitation est acceptée par de nombreux artistes bien qu’elle ne propose pas beaucoup la reconfiguration de la structure philo- sophique, théorique et historique qui accompagne et finit par fonder cette production. Ce qui a fait que de grands artistes devenaient des exemples caricaturaux des influences locales, comme cela s’est passé avec Frida Kahlo et les muralistes mexicains. En prenant le « discours », tel que le comprend Foucault, cela constitue un système structurant de l’imaginaire social, lequel exerce pouvoir et contrôle. Ces discours ont des effets et des causes pour des constructions dont les règles doivent être connues. Dans ce contexte, le philosophe présente comment l’histoire transforme des docu- ments en monuments. Le problème est le genre de document transformé en monument par le Brésil. Un artiste représentant des amérindiens, Marcos Tupã, jette un regard sur la structure colonialiste qui configure une grande partie des monuments brésiliens. En 2013, il avait recouvert de couleur rouge le Monument aux Bandeirantes, à São Paulo. R.C. de Oliveira – L’expérience du “s” ou comment vivre la différence* 153 Les « Bandeirantes » furent envoyés par la couronne portugaise pour exploiter l’intérieur du Brésil à la recherche de ses richesses. Ils sont deve- nus les principaux responsables de l’esclavage et de l’extermination des peuples habitant ces terres. Dans un texte écrit pour la Revista Fórum, Marcos Tupã affirme : « Ce monument, pour nous, représente la mort. Et pour nous, l’art est autre chose. Il ne sert pas pour contempler des pierres, mais pour toucher des corps et des esprits. Pour nous, l’art est le corps transformé en vie et liberté, et on a réalisé cela dans cette intervention1. » Avec ces taches rouges sur un monument situé dans une partie noble et animée de la ville de São Paulo, devient visible ce qui est déjà connu théoriquement mais demeure une chose positive par le discours normali- sant et régulateur. La compréhension de ce que l’action des Bandeirantes a été inhumaine est un lieu commun ; cependant, la populations brési- lienne et latino-américaine, en général, ne la voit pas comme exécrable. L’extermination des amérindiens est connue et, malheureusement, recon- nue comme nécessaire pour le processus de civilisation et pour le progrès de l’humanité selon les critères et catégories de la civilisation occidentale. Cela est clair dans le fait que l’intervention sur la sculpture en honneur des responsables du génocide amérindien a été effacée très rapidement, en laissant très peu de traces de l’action. Cet effacement représente le refus de la reconfiguration de la place du colonisé et de la structure de la pensée sur la façon dont elle est produite et expérimentée. Il s’agit d’une sorte d’expé- rimentation contemporaine de l’idée de servitude volontaire d’Étienne de la Boétie. Comme le font remarquer les études décoloniales, là est la diffé- rence entre colonisation et colonialisme, le second étant la représentation du pouvoir invisible de la situation de soumission du colonisé aux struc- tures normatives et régulatrices établies, tandis que le premier se rapporte à l’action dominatrice et législative dans l’exercice de pouvoir sur l’autre. Il faut donc comprendre l’invisible qui constitue le discours sur l’art, puisqu’il structure autant son système que sa philosophie, sa théorie et son histoire dans l’Occident. Le pouvoir du discours se montre dans la sou- mission de toute autre manifestation artistique aux impératifs de la struc- ture formelle de l’art européen, le musée étant son principal outil, car il détermine à travers l’expérience et son caractère institutionnel les manières d’agir et de penser par rapport à l’art. Il est important de comprendre que le discours régulateur et normalisateur sous-jacent au système et à la structure 1 Marcos Tupã, « Monumento às Bandeiras homenageia aqueles que nos massaca- ram », dans : https ://revistaforum.com.br/noticias/monumento-as-bandeiras-ho- menageia-genocidas-que-dizimaram-nosso-povo-diz-lideranca-indigena/ 154 Modernismes et anthropophagies théorique qui l’accompagne maintient la nature oppressive et déroutante de l’art européen et nord-américain, car cette nature établit l’art comme le destin historico-théologique ou universel humain, ce qui empêche la plura- lité d’exister vraiment. Cela peut être perçu dans l’emploi des concepts qui structurent ce système au singulier. Il est important de souligner que, en parlant de production artistique brésilienne, je ne souhaite pas chercher l’identité ou l’essence définissant ce qu’elle serait. Au contraire, mon intention n’a rien à voir avec le natio- nalisme replet d’« ufanisme » [de l’espagnol ufano, patriotisme excessif] caractéristique des recherches identitaires du XXe siècle. Elle se fonde sur un postulat deleuzo-guattarien ou, comme dit Eduardo Viveiros de Castro, un postulat conceptualisé par ces philosophes, mais qui constitue les liens entre les peuples originaires du Brésil : la différence ; ou plutôt : la « dif- féronce »2. Cela signifie penser les réseaux de relations qui forment la pro- duction artistique brésilienne en ayant la différence pour fondement en ce qui concerne les liens entre les acteurs qui la composent, et aussi en ce qui concerne la relation entre nos réseaux et les autres existants. Tout cela a provoqué le questionnement constant des philosophies, des théories et des histoires utilisées dans la construction d’une pensée avec ce scénario. Par conséquent, mon but est de critiquer les fondements ontologiques et épis- témologiques dominants pour mettre en évidence d’autres manifestations, même dans l’art occidental. En d’autres termes, je montrerai que l’art bré- silien n’est pas déconnecté du système de l’art, mais il ne se limite pas à la normalisation et à la régulation européenne et nord-américaine. Les natures multiples de l’art En vue de l’absence d’un pluralisme réel dans le système régulateur des arts, la relation entre le public et les œuvres d’art est biaisée. Dans le concept de multiculturalisme3, souvent utilisé comme outil du système, il est clair que, bien que le concept donne une place à la diversité, il ne retire pas l’Europe, et plus récemment les États-Unis, du lieu de réfé- rence de la production artistique. Je cherche à trouver des brèches, des lumières au bout du tunnel et, parfois, des éclaircissements sur le problème 2 Jeu de mots d’Eduardo Viveiros de Castro pour désigner la différence dans la façon dont les Amérindiens la comprennent. 3 Sur ce sujet, voir : Rachel Costa « Após o fim da arte europeia : uma análise decolonial do pensamento sobre a produção artística », DOIS PONTOS (UFPR) DIGITAL, v. 15, p. 89-98, 2018. R.C. de Oliveira – L’expérience du “s” ou comment vivre la différence* 155 de l’éloignement esthétique qui caractérise la relation entre le public et la production artistique visuelle aussi bien en ce qui concerne le grand abîme créé, faudrait-il dire, de façon délibérée, par le modernisme qui concerne le fait, pour les arts visuels, de ne pas avoir une insertion dans la culture brésilienne ou latino-américaine qui ne se passe que de haut en bas, c’est-à- dire, comme un produit importé, en étant uploads/Philosophie/ a-experiencia-do-s.pdf
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- Publié le Dec 13, 2022
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