Sur un livre d’Etienne Souriau : Les Différents modes d’existence Bruno Latour*

Sur un livre d’Etienne Souriau : Les Différents modes d’existence Bruno Latour* Version 05-09 “Il n'y a pas d'existence idéale, l'idéal n'est pas un genre d'existence” (p.157) Si nous n’avons jamais été modernes, de quelle histoire devons-nous hériter? Je m’intéresse depuis une vingtaine d’années à la question suivante : si nous n’avons jamais été modernes, que nous est-il arrivé ? Cette question porte à la fois sur l’histoire, sur l’anthropologie et sur la philosophie de cette période que Whitehead décrit sous le nom de « bifurcation de la nature »1. Elle commence quelque part entre Galilée et Locke et se clôt enfin, d’après lui, avec William James. Cette courte période que j’appelle « la parenthèse moderniste » —celle durant laquelle nous avons cru être modernes— peut être caractérisée par trois traits : la certitude que le monde peut être partagé en qualités premières et qualités secondes (ce qu’on peut appeler le « naturalisme »2) ; la confusion toujours plus intime, dans des ensembles de dimension toujours plus ample, de ces mêmes qualités premières et secondes (ce qu’on peut appeler les « hybrides ») ; enfin, une cloison étanche entre, * Je remercie le groupe de philosophie constructiviste réuni autour d’Isabelle Stengers (ULB Bruxelles) et la Société rhodanienne de philosophie (Université Jean Moulin, Lyon) de m’avoir offert l’occasion de présenter le livre de Souriau. Un fragment de cet article a paru dans L’agenda de la pensée contemporaine, Printemps 2007. La réédition du livre de Souriau aux PUF avec une longue préface d’Isabelle Stengers et de moi modifie assez profondément la lecture de Souriau que je présente ici. Sa recherche et la mienne sont en fait fort différentes. 1 Alfred North Whitehead (1920) Concept of Nature, Cambridge University Press, Cambridge. 2 Au sens de Philippe Descola (2005) Par delà nature et culture, Gallimard, Paris. 98-Souriau Les Modes d’existence © Bruno Latour 2 d’une part, l’affirmation toujours réitérée qu’il faut maintenir la séparation entre les qualités premières et secondes et, d’autre part, la réalité pratique exactement contraire à cette théorie (ce qu’on appellera « l’obscurantisme des Lumières »)3. C’est ce puzzle anthropologique que je résume par cette phrase attribuée aux indiens des westerns : « Les Blancs ont la langue fourchue »… Et, en effet, « les Blancs » font toujours le contraire de ce qu’ils disent puisqu’ils ont défini la modernisation par un trait exactement contraire à leur pratique. Alors qu’ils affirmaient séparer de façon rigoureuse l’objectivité et la subjectivité, la science et la politique, la réalité du monde et les représentations de ce monde, ils ont aussi, à l’inverse, mêlé les humains et les non humains, les lois de la nature et celles de la politique, à une échelle tellement immense que nous nous retrouvons aujourd’hui, quatre ou cinq révolutions scientifiques et industrielles plus tard, à discuter tranquillement de la politique du réchauffement global ou de l’éthique des cellules souches. Et pourtant cette contradiction chaque jour plus manifeste n’a en rien ébranlé la certitude qu’un front de modernisation a balayé, ou va balayer, la terre. Seul un léger doute, un soupçon tout au plus, est apparu sous la forme du post-modernisme. Et pourtant cette contradiction ne date pas d’aujourd’hui comme on le voit dans une magnifique page manuscrite de Galilée, à la date du 19 janvier 16104 ; ce folio manuscrit porte en haut à gauche un des premiers lavis des cratères de la lune enfin visible par le télescope, et, en bas à droite, l’horoscope de Médicis calculé par ce même Galilée. Galilée est-il « encore un peu irrationnel » ? Pas du tout, mais, comme tous les modernes, il fait le contraire de ce qu’il dit : il insiste sur l’importance de la distinction entre qualités premières et secondes (qu’il réinvente d’ailleurs presque complètement) tout en découvrant, dans le même souffle, une nouvelle manière de lier le mouvement de l’univers avec la mobilité universitaire, la flagornerie de cour et l’exacte manière de peindre en perspective les ombres projetées5, produisant ainsi le monstre même que la notion de modernité a pour but de renvoyer à l’archaïsme. J’en ai dit assez pour situer le problème d’anthropologie philosophique auquel m’a mené la fréquentation assidue de l’histoire des sciences et de ce qu’on appelle les science studies. Si nous n’avons jamais été modernes, que nous est-il arrivé ? Et surtout, comment hériter enfin d’une histoire qui comprenne les trois traits que je viens d’esquisser au lieu de faire semblant de n’hériter que d’un seul ? C’est de toute la page manuscrite de Galilée que je veux m’affirmer l’héritier ; je ne serai pas désintéressé de ce legs tant 3 Bruno Latour (1991) Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique, La Découverte, Paris. 4 Owen Gingerich (2004) The Book Nobody Read: Chasing the Revolution of Nicolaus Copernicus, Penguin, New York, p. 198. 5 Mario Biagioli (2006) Galileo's Instruments of Credit : Telescopes, Images, Secrecy, The University of Chicago Press, Chicago; Erwin Panoksky (1954) "Galilée critique d'art" traduit par Nathalie Heinich. 98-Souriau Les Modes d’existence © Bruno Latour 3 qu’on m’en laissera seulement le haut —l’histoire des Lumières—, ou seulement le bas —la triste déception de voir que Galilée lui aussi « cédait à des tentations irrationnelles »… La question initiale devient donc celle-ci : existe-il une tradition philosophique alternative qui permette de reprendre l’histoire européenne en situant autrement la question des sciences et de la raison, en refusant la bifurcation de la nature ? Si nous suivons la suggestion de Whitehead, c’est vers James qu’il nous faut nous tourner, vers ce que ce dernier appelle l’empirisme radical et que j’appellerai plutôt le deuxième (ou le second ?) empirisme. Le premier empirisme, aux yeux de James, ne considérait, on s’en souvient, que les données élémentaires des sens. Il fallait donc, pour en faire la synthèse, qu’intervienne un esprit humain censé créer les relations que l’expérience initiale ne pouvait donner d’emblée. On se trouve là dans une nature tellement « bifurquée » que tout ce qui est donné dans l’expérience doit maintenant, si l’on peut dire, choisir son camp, et se ranger soit du côté de la chose à connaître, soit du côté de l’esprit connaissant, sans avoir le droit de mener autre part ou de provenir d’ailleurs6. Or, l’originalité de James, originalité bien reconnue par Whitehead, c’est de s’insurger contre une telle situation non pas, comme on le faisait depuis deux siècles, au nom de la morale, de la beauté, de la transcendance, de la religion, mais tout simplement au nom de l’expérience elle-même. Il est indigne, affirme James, de se prétendre empiriste et de priver l’expérience de ce qu’elle donne le plus directement à saisir : les relations. Pour lui, il est scandaleusement inexact de limiter les données de l’expérience aux sensory data et d’attendre d’un hypothétique esprit qu’il produise par un mystérieux tour de force des relations dont le monde lui-même serait entièrement privé. C’est la célèbre phrase du Traité de psychologie 7: « Mais à notre avis, les intellectualistes et les sensationalistes se trompent également. S'il existe vraiment des sentiments, alors, aussi sûrement qu'il existe des relations entre les objets in rerum natura, il existe, et même encore plus sûrement, des sentiments qui connaissent ces relations. Il n'est pas de conjonction ou de préposition, guère de locution adverbiale, de forme syntaxique ou d'inflexion de voix dans le discours humain qui n'expriment une nuance quelconque de la relation que nous sentons exister à certains moments entre les objets les plus importants de notre pensée. Si nous parlons objectivement ce sont les relations réelles qui semblent être révélées; si nous parlons subjectivement, c'est le courant de conscience qui établit les correspondances entre elles en leur donnant une couleur propre. Dans les deux cas les relations sont innombrables et aucune langue existante n'est en mesure de rendre compte de toutes leurs nuances. Nous devrions parler d'un sentiment de et, d'un sentiment de si, et d'un sentiment de par, aussi spontanément que nous parlons d'un sentiment de bleu ou de froid. Pourtant nous ne le faisons pas: notre habitude de reconnaître 6 Isabelle Stengers (2002) Penser avec Whitehead : Une libre et sauvage création de concepts, Gallimard, Paris. 7 On la retrouve, sous des formes semblables, dans de très nombreux passages de William James (2005) Essais d'empirisme radical (préface de Mathias Girel; traduction de Guillaume Garreta), Agone Banc d'Essais, Marseille. 98-Souriau Les Modes d’existence © Bruno Latour 4 l'existence des seuls états substantifs est devenue si invétérée que le langage refuse presque d'être utilisé à d'autres fins » (p.118)8. Comme l’explique James avec son humour habituel : certes l’empiriste radical ne veut que ce qui est donné dans l’expérience, mais il ne veut pas moins ! Or, ce que le premier empirisme a prétendu imposer au sens commun, c’est justement une immense diminution de ce qui était accessible dans l’expérience : « Vous n’avez le droit, semblent dire les philosophes, de ne prélever dans la sensation que le rouge, pas le si, pas le et… ». Et chose vraiment stupéfiante qui ne cesse d’émerveiller James uploads/Philosophie/latour-modes-d-x27-existence-souriau.pdf

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