2. “Toute ma physique n’est que géométrie ” 1 Le mathématisme mécaniste de René

2. “Toute ma physique n’est que géométrie ” 1 Le mathématisme mécaniste de René Descartes 2. 0.​ Introduction Le mathématisme se décline selon une composante ontologique, assurant l’équivalence entre la réalité corporelle et les objets mathématiques, et une composante méthodique, découlant de cette première, selon laquelle les explications physiques doivent se faire “sur un mode mathématique”. Nous nous pencherons dans cette première partie sur la première ; nous verrons ce qui concerne le “mode mathématique” de démonstration physique chez Descartes dans la quatrième partie. Il nous a semblé nécessaire de commencer par examiner d’autres conceptions des relations entre corps et réalités mathématiques contemporaines de Descartes, afin de cerner la spécificité du projet cartésien par contraste avec celles-ci. On exposera donc d’abord la théorie aristotélicienne, qui sert de référent commun aux auteurs de l’époque, et qui voit dans les objets mathématiques et les corps des êtres appartenant à des genres radicalement différents, puis deux théories alternatives : le mathématisme de Galilée, qui se propose comme objet premier l’étude du mouvement ​comme un état donnant prise à un traitement géométrique, puis avec celui de Clavius, qui entend justifier la pratique des mathématiques mixtes en opposant au dogme aristotélicien des rapports entre réalité physique et mathématiques la théorie platonicienne, qui donne aux objets mathématiques une consistance ontologique propre, à mi-chemin entre le monde des corps et celui des Idées. Une fois brossé ce petit tableau, nous étudierons le mathématisme ontologique de Descartes en identifiant les moments principaux de son élaboration progressive. La ​mathesis universalis des ​Regulae ​n’en fait pas partie, en ce qu’elle est une théorie des mathématiques sans portée ontologique. Pour voir se développer le mathématisme cartésien, il faut attendre le tournant métaphysique qu’emprunte sa 1 A Mersenne, 27 juillet 1638, AT II 268. 1 pensée autour de l’année 1630. Dans un premier temps, vers 1630, la thèse de la création des vérités éternelles, ​via ​un détour par une fondation de la physique en métaphysique, permet une première identification du mathématique et du physique en un même objet ​de la recherche scientifique ; cette thèse sera reprise ensuite dans la théorie de la substance étendue, exposée dans les ​Principia Philosophiae​ de 1644. Notre but n’est pas d’étudier la conception cartésienne du corps pour elle-même, mais de montrer la cohérence de la philosophie du Descartes de la maturité. Dans ce but, il s’agira, dans un second temps, de voir comment le mathématisme s’accorde avec la physique mécaniste. C’est en ce sens qu’on pourra voir se développer, chez Descartes, un ​mathématisme mécaniste​. Le mathématisme, parce qu’il est une théorie générale de la matière, fournit la ​norme du mécanisme : c’est lui qui permet de discriminer les entités et les principes d’explication valides en physique de ceux qui n’y seront pas acceptés. On verra également en quoi il fournit bel et bien les ​principes ​à partir desquels la théorie mécaniste sera déduite : on suivra pour ce faire le chemin qui va de la théorie de la substance étendue, telle qu’elle est exposée dans la Seconde Partie des Principia​, jusqu’à la théorie cosmologique des tourbillons que Descartes élabore dans la Troisième Partie, et qui prend en charge l’explication des phénomènes visibles les plus généraux. 2. 1. ​Réalité corporelle et réalité mathématique au ​XVII​e​ siècle 2. 1. 1.​ L’aristotélisme et le partage des genres La conception aristotélicienne sert au début du ​XVII​e siècle, dans le cas des relations entre physique et mathématiques comme sur beaucoup d’autres questions de philosophie naturelle, de matrice conceptuelle de référence. Toute théorie alternative se définit en rupture ou par contraste avec elle. On trouve des exposés de la doctrine d’Aristote dans le livre E de la ​Métaphysique ​et dans le livre II de la ​Physique. ​La Métaphysique ​établit que, d’une part, toutes les sciences procèdent par une recherche des principes et des causes des êtres ; d’un point de vue très général, elles partagent donc une même démarche. La différence se fait au niveau de leur objet, ou plus précisément 2 du genre d’être dont elles se préoccupe. La distinction entre les mathématiques et la physique ne reposera dès lors pas sur la méthode, mais sur l’ontologie. La physique étudie “cette substance qui porte en elle-même le principe du mouvement et de l’inertie ” ; en d’autres termes, elle prend pour objet des êtres dont la caractéristique 2 essentielle est de changer - le “mouvement” étant chez Aristote un terme se rapportant à tous types de changements. Les mathématiques, quant à elle, traitent d’un objet qui n’est pas soumis au changement. La raison en est qu’il est séparé de la matière. C’est ce qu’exprime l’exemple classique du nez camus. Le courbe et le camus appartiennent à des genres d’être différents : le premier est un objet immobile, faisant l’objet d’une définition mathématique, l’autre est une caractéristique mouvante d’un être naturel. Mais la dimension séparée des objets mathématiques n’est pas absolue. Ils ne détiennent pas d’existence indépendante, mais ils sont les produits d’une opération de notre esprit. Certes, le mathématicien peut traiter des lignes et des surfaces indépendamment de toute référence à un corps naturel dans lequel elles s’instancieraient. Mais, ce faisant, c’est lui-même qui opère la séparation. C’est ce qui est avancé dans la ​Physique : “Or, le mathématicien lui aussi s’occupe de ces choses [la configuration], mais non en tant que chacune est la limite d’un corps naturel. Il n’étudie pas non plus leurs attributs en tant qu’ils sont attribués à de tels étants [naturels]. C’est aussi pourquoi il les sépare, car elles sont séparables du mouvement par la pensée, et cela ne fait aucune différence, et on ne produit même pas d’erreur en les séparant. ” 3 L’argument est implicitement dirigé contre la théorie platonicienne des Formes. Aristote reproche aux platoniciens d’accorder une existence autonome et séparée à des êtres dont ils ne se rendent pas compte qu’il ne s’agit que d’abstractions. Par ailleurs, les formes des êtres naturels, à la différence des objets mathématiques, ne peuvent exister qu’instantiées dans une matière. Le camus est une forme qui est essentiellement incarnée dans un nez. Les réalités physiques, contrairement aux réalités mathématiques, ne sont pas séparables . La croyance en l’existence de formes séparées repose sur une confusion 4 2 Aristote, ​Métaphysique​, E, 1025b. 3 Aristote, ​Physique​, 193b. 4 Sur ce point, voir Lear, Jonathan, “Aristotle’s Philosophy of Mathematics”, ​The Philosophical Revie​w, Vol. 91, No. 2 (avril 1982), pp. 161-192. 3 ontologique, qui revient à importer en physique des considérations qui n’appartiennent qu’aux mathématiques. La différence ontologique prescrit une structure de relations entre les disciplines. Dans la recherche de l’essence des changements naturels, le physicien ne saurait recevoir d’aide des mathématiques. Comme Aristote l’écrit dans les ​Seconds Analytiques​, on ne peut pas démontrer quelque chose touchant à une science avec des principes empruntés à une autre ; une étude par les mathématiques de l’essence d’un mouvement naturel, 5 comme par exemple la tendance du feu à s’élever, ne fait pas sens dans le cadre conceptuel aristotélicien. Mais si l’accès à l’essence est interdit aux mathématiques, il n’en reste pas moins certains points par lesquels elles peuvent engager un dialogue avec la physique. C’est là que le système aristotélicien laisse une place aux sciences mixtes que sont l’astronomie, la musique, la statique et l’optique. Dans les sciences mixtes, les mathématiques étudient leur objet en tant que celui-ci prend un sens physique ; l’optique étudiera les propriétés de la ligne, non en tant que ligne, mais en tant que celle-ci représente la trajectoire de rayons lumineux. Néanmoins cette jonction entre les deux sciences est très limitée : d’une part, elle est circonscrite à quelques domaines et quelques objets bien précis, et d’autre part les mathématiques y opèrent dans un lien de subordination net à la physique. C’est elle qui fournit l’objet aux démonstrations, et les mathématiques ne sont là que pour apporter une aide toute instrumentale. Donc, quand bien même l’aristotélisme laisse une place aux disciplines mêlant mathématiques et physique qui se pratiquent depuis l’antiquité, il insiste sur l’étanche distinction ontologique qui les sépare. Les objets mathématiques, étant séparés par la pensée du monde de la matière et du mouvement, sont fondamentalement différents des objets physiques. 2. 1. 2. ​Une réaction néo-platonicienne Ce cadre aristotélicien a fait l’objet de critiques et de tentatives de réaménagement avant l’arrivée en scène de Galilée et de Descartes. Comme l’a étudié 5 Aristote, ​Seconds Analytiques​, 75a. 4 Peter Dear , un front va se consttiuer du côté des jésuites à la fin du ​XVI​e siècle. Une 6 partie des membres de la compagnie va faire campagne en faveur de l’enseignement des mathématiques. Afin de réaffirmer la valeur de cette science contre le rapport de subordination dans lequel la plaçait le cadre disciplinaire aristotélicien classique, ils mirent en place un argumentaire philosophique dans lequel on trouve une forme de mathématisme ontologique. Celui-ci repose sur un retour au platonisme, contre Aristote, ou plutôt au néoplatonisme de Proclus. Dans son texte ???, Clavius fournit une exposition d’un tel mathématisme néoplatonicien. Celui-ci reprend la distinction entre physique, mathématiques et métaphysique uploads/Philosophie/ toute-ma-physique-nest-que-geometrie-le.pdf

  • 32
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager