Bibliothèque nationale de France Extraits d’un inédit d’Alexandre Kojève : « Es

Bibliothèque nationale de France Extraits d’un inédit d’Alexandre Kojève : « Esquisse d’une doctrine de la politique française » Ce texte n’est pas à proprement parler un inédit. Il a été, en effet, publié dans le numéro inaugural de La Règle du jeu, revue fondée par Bernard-Henry Lévy en 1990, accompagné de quelques commentaires. Une traduction en italien a été également publiée dans le recueil de textes d’Alexandre Kojève intitulé « Il silenzio della tirannide », avec un commentaire d’Antonio Gnoli (Milan, Aldelphi Edizioni, 2004). On n’a retenu ici que quelques extraits, provenant des trois premières sections de l’étude (qui en compte quatre) ; ils forment un ensemble cohérent et renvoient, pour l’essentiel, aux citations dont M. Raymond Barre a émaillé son intervention. L’origine de cette « esquisse » reste mystérieuse. On ne sait pour qui et dans quel contexte elle fut rédigée. Sa date, 27 août 1945, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ne peut qu’intriguer ; le choix d’un « Empire latin » aussi. On sait qu’Alexandre Kojève suivait de près l’évolution de la situation internationale, et, comme de nombreux politologues, il s’inquiétait de la faiblesse d’une Europe démantelée, face aux deux « géants » qu’étaient alors les États-Unis et l’URSS. Un petit dossier accompagnant la dactylographie du texte contient quelques coupures de presse, provenant du journal Le Monde, numéro du 7 juin 1945 (« Les données d’un accord occidental »), puis numéro du 17 juillet 1945 (« L’Union occidentale vue de Londres »), qui évoquent un rassemblement, autour de la Grande-Bretagne, de la France, de la Hollande et de la Belgique, ou l’union de l’Angleterre avec la France, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg… ; tandis que, le 20 juillet, une dépêche de Londres évoque un projet de « citoyenneté commune scandinave ». Le dossier contient aussi la copie d’une note rédigée « deux mois avant la libération » par l’écrivain et résistant Jean Cassou et relative à « un projet d’union latine ». C’est ce projet que va reprendre Alexandre Kojève. La manière dont ce texte fut publié dans La Règle du jeu ne manque pas d’étonner : en effet, le comité éditorial (sous la plume de Dominique-Antoine Grisoni) a jugé bon de le tronquer de plusieurs paragraphes « reposant sur des données économico-politiques dépassées » ! Il semble que le moment soit venu de mettre au point une édition intégrale de ce texte, en le replaçant dans son contexte et en le munissant d’un appareil de notes adéquates. Le caractère obsolète de certaines pages n’obèrent pas fondamentalement la valeur prémonitoire de nombre de vues qu’il contient. Hommage à Alexandre Kojève Un inédit d’A. Kojève : « Exquisse d’une doctrine de la politique française » – 87 Bibliothèque nationale de France Esquisse d’une doctrine de la politique française 1 Alexandre Kojève [Quelques extraits de la première moitié du texte] Deux dangers guettent la France dans le monde d’après-guerre. L’un est plus ou moins immédiat ; l’autre est beaucoup plus lointain, mais aussi incomparablement plus grave. Le danger immédiat est le danger allemand, qui est non pas militaire, mais économique et donc politique. C’est que le potentiel économique de l’Allemagne (même amputée de ses provinces orientales) est tel, que l’incorporation inévitable de ce pays, qu’on s’efforcera de rendre « démocratique » et « pacifique », dans le système européen, aboutira fatalement à un refoulement de la France au rang d’une puissance secondaire au sein de l’Europe continentale, à moins qu’elle ne réagisse d’une façon tout aussi énergique que raisonnée. Le danger plus lointain est, il est vrai, moins certain. Mais il peut en revanche être qualifié de mortel, au sens propre du mot. C’est le danger que court la France d’être entraînée dans une troisième guerre mondiale et d’y servir à nouveau de champ de bataille, aérienne ou autre. Or il est bien évident que dans cette éventualité, et indépendamment de l’issue du conflit, la France ne pourra plus jamais réparer les dommages qu’elle devra nécessairement subir : sur le plan démographique tout d’abord, mais aussi sur celui de l’économie et de la civilisation elle-même. La politique française, tant extérieure qu’intérieure, se trouve ainsi en présence de deux tâches d’importance primordiale, qui déterminent pratiquement toutes les autres : – d’une part il s’agit d’assurer dans toute la mesure du possible la neutralité effective au cours d’une éventuelle guerre entre Russes et Anglo- saxons ; – d’autre part il importe de maintenir pendant la paix, et contre l’Allemagne, le premier rang économique et politique en Europe non soviétisée. 1. Texte publié pour la première fois dans le numéro 1 de la revue La Règle du jeu. Hommage à Alexandre Kojève Un inédit d’A. Kojève : « Exquisse d’une doctrine de la politique française » – 88 Bibliothèque nationale de France C’est pour déterminer les conditions nécessaires et suffisantes dans lesquelles ce double but a des chances sérieuses d’être atteint qu’ont été écrites les pages qui vont suivre. I. La situation historique. 1. Il n’y a pas de doute qu’on assiste actuellement à un tournant décisif de l’histoire, comparable à celui qui s’est effectué à la fin du Moyen Âge. Les débuts des Temps modernes sont caractérisés par le processus irrésistible de l’élimination progressive des formations politiques « féodales », qui morcelaient les unités nationales, au profit des royaumes, c’est-à-dire des États-nations. À l’heure actuelle ce sont ces États-nations qui, irrésistiblement, cèdent peu à peu la place aux formations politiques qui débordent les cadres nationaux et qu’on pourrait désigner par le terme d’« Empires ». Les États-nations tout-puissants encore au XIX¬ siècle, cessent d’être des réalités politiques, des États au sens fort du mot, tout comme cessaient d’être des États les baronnies, les villes et les archevêchés médiévaux. L’État moderne, la réalité politique actuelle, exigent des bases plus larges que celles que représentent les Nations proprement dites. Pour être politiquement viable, l’État moderne doit reposer sur une vaste union « impériale » de nations apparentées. L’État moderne n’est vraiment un État que s’il est un Empire. […] 2. L’irréalité politique des nations, qui apparaît en fait, quoique d’une façon peu marquante, dès la fin du siècle dernier, a été plus ou moins clairement reconnue dès cette époque même. D’une part, le Libéralisme « bourgeois » proclamait plus ou moins ouvertement la fin de l’État en tant que tel, c’est- à-dire de l’existence proprement politique des Nations. En ne concevant pas l’État au dehors du cadre national et en constatant en même temps, plus ou moins consciemment, que l’État-nation n’était plus politiquement viable, le Libéralisme proposa de le supprimer volontairement. L’entité essentiellement politique, c’est-à-dire en fin de compte guerrière, qu’est l’État proprement dit, devait être remplacée par une simple Administration économique et sociale, voire policière, mise à la disposition et au service de la « Société », qui était d’ailleurs conçue comme un agrégat d’individus, l’individu étant censé incarner et révéler, dans son isolement même, la va- leur humaine suprême. Ainsi conçue, l’Administration « étatique » libérale devait être foncièrement pacifique et pacifiste. Autrement dit, elle n’avait pas à proprement parler de « volonté de puissance », et par conséquent nul besoin opérant ni désir efficace de cette « indépendance » ou autonomie Hommage à Alexandre Kojève Un inédit d’A. Kojève : « Exquisse d’une doctrine de la politique française » – 89 Bibliothèque nationale de France politique qui caractérise l’essence même de l’État véritable. D’autre part le Socialisme « internationaliste » a cru pouvoir constater que la réalité poli- tique était en train de passer des nations à l’Humanité en tant que telle. Si l’État devait encore avoir un sens et une raison d’être politique, il ne pou- vait les avoir qu’à condition de se donner comme base « le genre humain ». Puisque la réalité politique déserte les Nations et passe à l’Humanité même, le seul État (provisoirement national) qui se révélera à la longue comme politiquement viable, sera celui qui aura pour but suprême et pre- mier d’englober l’humanité tout entière. C’est de cette interprétation « internationaliste », voire « socialiste » de la situation historique qu’est né aussi le Communisme russe de la première époque, qui associa en consé- quence à l’État soviétique la III¬ Internationale. Or en fait l’interprétation internationaliste-socialiste est tout aussi erronée que l’interprétation pacifiste-libérale. Le Libéralisme a tort de n’apercevoir aucune entité politique au-delà de celle des Nations. Mais l’Internationalisme pèche par le fait de ne rien voir de politiquement viable en-deçà de l’Humanité. Lui non plus n’a pas su découvrir la réalité poli- tique intermédiaire des Empires, c’est-à-dire des unions, voire des fusions internationales de nations apparentées, qui est précisément la réalité poli- tique du jour. Si la Nation cesse effectivement d’être une réalité politique, l’Humanité est encore – politiquement – une abstraction. Et c’est pourquoi l’Internationalisme est actuellement une « utopie ». À l’heure qu’il est il apprend à ses dépens qu’on ne peut pas sauter de la Nation à l’Humanité sans passer par l’Empire. Tout comme au Moyen Âge l’Allemagne a dû se rendre compte à son uploads/Politique/ alexandre-kojeve-empire-latin.pdf

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