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Alexis de Tocqueville et la démocratie libérale 1. Le « fait » démocratique : Selon Tocqueville, la démocratie est bien plus qu’une forme de gouvernement. Elle est un « état social » qui implique une transformation en profondeur des structures sociales. A l’ « état aristocratique », caractérisé par une hiérarchisation pyramidale de la société, succéderait l’ « état démocratique » où les liens sociaux sont plus souples et l’accès aux positions de pouvoir plus homogène. Ce passage d’une hiérarchique à une société égalitaire ne suppose certes pas la disparition de toutes les inégalités économiques et sociales. Mais les frontières sociales ne sont plus hermétiques comme dans la société aristocratique. La position sociale des individus se définit désormais davantage au regard de leur mérite personnel que de leur héritage. Ainsi chacun croit qu’il est l’égal de l’autre. La « révolution démocratique » s’apparente à une longue marche vers l’égalité des chances, à laquelle Tocqueville attribue les mêmes caractères que la providence divine. Malgré son refus de tout déterminisme (les causes de l’histoire sont pour lui, comme pour Cournot « accidentelles »), la pensée de Tocqueville n’échappe ainsi pas à une certaine philosophie de l’histoire, le rapprochant ainsi de l’idéalisme allemand de Kant, Hegel ou Fichte, mais également de la théorie marxiste, selon laquelle le moteur de l’histoire n’est pas l’égalisation des conditions mais la lutte des classes. Tocqueville rend compte de cette marche irrésistible vers la démocratie par la « passion de l’égalité » : l’égalisation des conditions créerait une aspiration à l’égalité qui rendrait toute inégalité insupportable, accélérant ainsi la révolution démocratique. La pensée Tocqueville est fréquemment rapprochée de celle de Francis Fukuyama, philosophe étasunien contemporain, ayant défendu dans un ouvrage controversé paru en 1992, La Fin de l'Histoire et le dernier homme, l'idée que la progression de l'histoire humaine touche à sa fin avec le consensus sur la démocratie libérale. A l’inverse de Fukuyama, Tocqueville considère néanmoins que ce processus téléologique d’égalisation est continu et ne connaître peut-être jamais de terme. 2. Les dérives de la société démocratique : Si la société démocratique favorise l’épanouissement individuel, elle n’expose pas moins la société au risque de despotisme. Tocqueville est sensible aux dérives politiques survenues dans l’histoire au nom de l’égalité. Celle-ci peut conduire à enfreindre la liberté des individus, comme ce fut le cas lors de la Terreur, et amène à récuser toute souveraineté illimitée, comme l’a souligné avant lui Benjamin Constant. Le culte de l’égalité peut également conduire, comme ce fut le cas dans l’Antiquité, à soummettre l’individu à la majorité toute puissante, elle-même soumise au pouvoir des démagogues. La délibération conduit ainsi à la victoire de l’idée commune. Mais au-delà de cette « tyrannie de la majorité », Tocqueville perçoit un danger bien plus grand pour les démocraties modernes : l’apathie générale des citoyens, fruit de l’individualisme. Chacun croyant pouvoir se suffire à lui-même, la longue chaîne qui reliait les hommes entre eux se brise. Le développement de « l’individualisme », en favorisant l’intérêt personnel au détriment de la collectivité, favorise certes la liberté individuelle mais il est dangereux car, en affaiblissant les sentiments de solidarité, il pousse les individus à se désengager de la vie civile. En l’absence de réflexion personnelle, Tocqueville souligne combien il est aisé de gouverner les masses par le biais d’une propagande favorisant le conformisme. Il s’agit là d’une nouvelle forme de « servitude, réglée, douce et paisible » par lequel l’Etat s’impose comme une puissance paternelle fixant le citoyen dans l’enfance : « [Le pouvoir] ne tyrannise point, il gène, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin, chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger ». Ainsi l’Etat prendrait en charge chaque aspect de la vie des individus, au nom de leur bien-être, pour mieux les déresponsabiliser. Poursuivant la réflexion de Constant, Tocqueville souligne combien l’articulation entre liberté des Anciens, entendue comme participation à la vie publique, et liberté des Modernes, entendue comme réalisation de son propre intérêt, est profondément problématique. Cette difficile conciliation au sein des démocraties modernes entre vie publique et vie privée, entraperçue par Contant et pointée du doigt par Tocqueville, a largement inspiré de nombreux auteurs contemporains tel que Richard Sennett ou Marcel Gauchet. Le remède au poison de l’individualisme réside selon Tocqueville dans des institutions permettant de concilier la liberté individuelle et la liberté politique. 3. L’exemple de la démocratie libérale américaine: Tocqueville prend appui ici sur l’exemple de l’Amérique qui a su combiner le désir d’égalité et l’esprit de liberté. Les Américains ont tout d’abord réussi à concrétiser la souveraineté populaire, davantage conçue en Europe comme une fiction dangereuse, dans des institutions mais ils ont surtout évité, par le fédéralisme, que toute le pouvoir ne se concentre dans les mains d’un seul organe. En instaurant le bicaméralisme pour le pouvoir législatif, un président au-dessus des partis et, surtout, un pouvoir judiciaire fort et indépendant, la constitution américaine met en œuvre, selon lui, à une décentralisation bénéfique du pouvoir. La souveraineté du peuple est ainsi équilibrée par le système de poids et de contrepoids du système institutionnel. Le recours aux échelons locaux favorise ensuite la prise de participation des citoyens dans la vie publique. Mais au- delà des institutions, les vertus de la démocratie Américaine résident selon Tocqueville dans les mœurs. Dans une Amérique largement protestante, il note tout d’abord que la religion ne s’oppose point à l’esprit civique puisque le sentiment religieux renforce le lien social en rappelant aux individus qu’ils participent à une même communauté. Tocqueville note, en second lieu, le rôle des associations dans la vie publique, rassemblant les individus en autant de communautés dont l’Etat ne peut faire abstraction. Le regroupement des individus est pour Tocqueville la condition de survie du pluralisme, nécessaire à toute démocratie. La religion et les associations constituent ainsi un bon contrepoids à l’individualisme de la société moderne. La préoccupation de Tocqueville pour la stabilité du lien social, dans un contexte de mutations politiques et sociales considérables, annonce la crainte de toute agitation sociale qui hantera la seconde moitié du 19ème et notamment après la Commune de Paris et dont la réflexion d’Emile Durkheim (1858-1917) constituera le meilleur exemple. Il s’agit pour l’un comme pour l’autre d’inventer de nouvelles formes de solidarité contre les tendances de l’individu moderne à se replier sur son quant-à-soi. 4. Un projet pour la France : Dans le portrait qu’il dresse des Etats-Unis, Tocqueville n’a pas seulement pour ambition de faire l’éloge de l’Amérique mais de réformer les institutions françaises. Député libéral, Tocqueville est soucieux de tempérer la politique conservatrice de la Monarchie de Juillet. Tocqueville percevra d’ailleurs fort lucidement le fossé grandissant entre le peuple et les élites et qui conduira à la Révolution de 1848. En opposition à la « démocratie jacobine », imaginée par Robespierre, Tocqueville prend parti en faveur d’une « démocratie libérale » respectueuse des libertés de l’individu. Cette démocratie serait fondée sur un suffrage élargi, une séparation des pouvoirs, un régime parlementaire bicaméral, une vaste décentralisation administrative et le respect du droit, ainsi que la liberté de la presse et la liberté d’association. Les idées de Tocqueville, et plus largement de la gauche dynastique dont il est membre, demeureront cependant lettre morte et se heurteront à la doctrine de la Résistance, qui entend rétablir l’ordre social en s’appuyant sur la grande bourgeoisie. Chef du gouvernement de 1840 jusqu’à la fin de la monarchie de Juillet, François Guizot (1787-1874) s’oppose à toute réforme parlementaire ou encore du suffrage (diminution du cens à 100 frs) et pratiquera une politique autoritaire et impopulaire qui se conclura en 1848 par le renversement de la droite orléaniste. Mais les idées de Tocqueville ne seront pas mieux suivies par les républicains. Tocqueville se retirera de la vie politique après le retour des bonapartistes et s’interrogera sur les difficultés à établir en France un régime libéral. Il détaillera ses réflexions en 1856 dans L’Ancien régime et la révolution. Si la démocratie libérale conciliant liberté et égalité n’a pas réussir à s’établir en France, c’est en lien avec le mouvement de centralisation héritée des institutions de l’Ancien régime et qu’aurait poursuivie la Révolution française. Tandis que la démocratie Américaine fut établie par les colons britanniques à partir de rien, la politique post-révolutionnaire s’est établie sur les restes (encore présents) de la société absolutiste, caractérisée avant tout par son degré de centralisation. S’inscrivant contre le mythe de la « table-rase », Tocqueville souligne au-delà du changement des hommes, la continuité profonde des structures sociales entre l’Ancien régime et la Révolution, comme l’a bien mis en évidence François Furet dans Penser la Révolution française (1978). Certes Tocqueville est conscient de l’importance de l’abolition des privilèges du 4/08/1789, principal acquis selon lui de la Révolution. Mais en confondant les institutions féodales et celles de l’Ancien Régime, les révolutionnaires auraient accéléré ce que la monarchie absolue avait entamé. L’accès des paysans à la propriété foncière n’est ainsi pas selon lui tant l’œuvre de la Révolution uploads/Politique/ alexis-de-tocqueville-et-la-democratie-liberale.pdf
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- Publié le Jan 19, 2022
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