UNE LECTURE DE LA « RÉVOLUTION ÉGYPTIENNE » Youssef El-Chazli* Le « moment révo

UNE LECTURE DE LA « RÉVOLUTION ÉGYPTIENNE » Youssef El-Chazli* Le « moment révolutionnaire » égyptien s’inscrit dans une évolution des rapports de force entre les différentes composantes du champ politique national. Nous assistons donc à une révolte contre les formes d’autorité qui dominaient les différents niveaux de l’espace politique et de la société. Révolte qui donne lieu à une recomposition du champ politique bien plus qu’à un changement définitif de l’ancien régime. Dans un contexte général de prise de parole publique, la révolte a mis en scène les « jeunes » contre l’ancien système ; « Jeunes » dont le mouvement s’est construit tant sur la revendication des manifestants que sur le discours des autorités. Parler de jeunesse ne doit pas pour autant induire en erreur. Même si force est de constater que l’étincelle de la mobilisation est partie des nouvelles formations politiques, dites « jeunes », plutôt que de l’opposition traditionnelle et plus âgée, se contenter d’une division simpliste fondée sur l’âge des manifestants serait faire fausse route. Si les premières journées de mobilisation ont consacré avant tout la présence des 15/35 ans, le mouvement s’est ensuite étendu aux autres catégories d’âge de la population1. Voir la « génération Moubarak 2 » se révolter était, semble-t-il, inattendu. Depuis de nombreuses années, le discours des régimes autoritaires se confondait aisément avec celui des chancelleries occidentales, voire celui de certains chercheurs et experts : il y avait, d’un côté, les « islamistes », de l’autre, une majorité apathique, dépolitisée, qui ne * Assistant-diplômé à l’Institut d’études politiques et internationales de l’Université de Lausanne et doctorant en science politique (CERI – Sciences Po/CNRS). 1 Rien de bien étonnant à cela, pour reprendre le commentaire ironique du journaliste Ibrahim Issa, rappelant que l’on a rarement vu dans l’histoire les « vieux » à l’avant-garde des révolutions. 2 « Génération Moubarak », fait référence à toute cette génération qui n’a connu que le Président Moubarak comme chef suprême de l’État. Il va de soi que nous ne sous-entendons pas que « toute » la génération s’est mobilisée contre Moubarak, ni même que celle-ci présente un caractère homogène. 2 Youssef El-Chazli - Une lecture de la « Révolution » égyptienne – avril 2011 http://www.ceri-sciences-po.org se réveillait que pour brûler des drapeaux israéliens et proclamer sa solidarité avec le peuple palestinien. Dès lors, pourquoi cette bifurcation radicale dans l’histoire de l’Égypte contemporaine ? GENÈSES DE LA MOBILISATION Durant les premiers jours de la mobilisation, il y avait consensus sur la nature du mouvement : les manifestations égyptiennes étaient spontanées (‘afawiyya) et elles étaient l’œuvre de la « jeunesse dépolitisée ». Si le constat n’est pas totalement erroné, il élude un fait majeur concernant les origines de cette mobilisation. Depuis quelques années déjà, l’Égypte connaissait un renouveau indéniable de l’action protestataire et la « révolution du 25 janvier 2011 » s’inscrit dans cette pluralité de trajectoires contestataires. La conjonction d’un contexte favorable et de la présence d’un savoir-faire protestataire accumulé et affiné au fil des ans a permis le passage de la révolte localisée à un mouvement global et désectorisé. Ces mobilisations qui n’ont cessé de défrayer la chronique étaient de natures diverses. Sociales pour la plupart3, politiques pour certaines4, leur point commun était de lancer un défi à l’ordre établi et de signer un « retour du politique »5 dans l’espace public. La routinisation des différentes techniques protestataires (manifestations, grèves, sit-in, etc.) et l’impossibilité pour les autorités de les combattre par la seule répression, ont contribué à l’instauration d’un climat favorable à la multiplication des mobilisations. Dans la perception des acteurs, l’action contestataire non seulement devenait moins risquée, mais aussi apparaissait comme un moyen légitime, voire efficace de se faire entendre. Pourtant, cette nouvelle « culture de la contestation » semblait se limiter à certains segments de la population. Une série d’événements récents a accéléré le mouvement de prise de conscience qui s’était amorcé pendant une décennie : la mort du jeune Khaled Saïd, torturé et tué par deux policiers en pleine rue en juin 2010 ; des élections législatives particulièrement frauduleuses en novembre 2010 ; enfin, en janvier 2011, l’attentat contre l’église des Saints à Alexandrie et la « révolution tunisienne ». Ces quatre événements ont 3 Par exemple, les centaines de grèves d’ouvriers ou de fonctionnaires qui ont secoué le pays depuis 2006-2007. 4 Les mobilisations de solidarité avec les Palestiniens, contre la guerre en Irak, etc. 5 Comme en témoigne l’intérêt renouvelé pour la question du monde académique égyptien avec la publication de Dina Shihâta (dir.), Le retour du politique. Les nouveaux mouvements protestataires en Égypte, Centre d’études stratégiques et politiques d’al-Ahrâm, 2010 – en arabe. 3 Youssef El-Chazli - Une lecture de la « Révolution » égyptienne – avril 2011 http://www.ceri-sciences-po.org joué un rôle décisif dans l’évolution des mobilisations. Dans un premier temps, le groupe « Nous sommes tous Khaled Saïd », créé après la mort du jeune homme natif d’Alexandrie, a appelé à l’organisation de plusieurs manifestations pour protester contre les pratiques des forces de l’ordre, notamment l’usage courant de la torture. Ce collectif, qui a fédéré plus de 300 000 personnes sur son groupe Facebook dans les jours qui ont suivi sa création, a réussi à réunir activistes politiques et simples citoyens, révoltés par les circonstances du décès de Khaled Saïd. Ensuite, le collectif s’est érigé en entrepreneur de causes politiques capable de mobiliser militants aguerris et sympathisants. Très vite, son discours a présenté la particularité de jouer sur un registre éthique et moral. Quelques mois plus tard, à l’occasion du scrutin législatif, des activistes de tous bords, photos et vidéos à l’appui, ont pu documenter minutieusement la corruption du régime, en utilisant les différents supports disponibles en ligne. Puis, en janvier 2011, le groupe a réagi à l’attentat d’Alexandrie en organisant des manifestations à travers tout le pays. Toutes ces initiatives constituaient des moments d’expérimentation de l’action politique et d’apprentissage de ses rouages. Dès lors, toute une partie de la jeunesse a commencé à prendre conscience qu’il était possible de se concerter pour se réunir autour de revendications communes et d’engager des actions coordonnées au niveau national. En outre, le monopole exercé sur l’action collective protestataire par les militants ou les activistes expérimentés se délitait peu à peu, laissant place à une multitude de nouveaux acteurs, aux registres de mobilisation différents, moins amenés à s’autolimiter car moins habitués à l’échange de « coups » avec les forces de l’ordre. À ce stade, les événements tunisiens ont sans aucun doute joué un rôle de catalyseur. Le 14 janvier, jour de la chute du Président Ben Ali, l’un des dirigeants les plus autoritaires de la région, les activistes égyptiens étaient en train d’organiser une « simple » manifestation contre la torture qui devait avoir lieu le 25 janvier, à l’occasion de la Fête de la Police. En quelques jours, le groupe des militants actifs sur Facebook s’est retrouvé en pleine effervescence. « Pourquoi pas chez nous aussi ? », se demandaient les internautes. La journée du 25 a donc été planifiée et coordonnée par le noyau dur des activistes, en concertation avec les internautes sympathisants qui avaient déjà fait leur apprentissage de l’action collective à l’occasion des événements précédents. Dès lors, les acteurs ont vu leur perception de ce qui était réalisable totalement bouleversée. Le champ des possibles s’est considérablement élargi et, progressivement, 4 Youssef El-Chazli - Une lecture de la « Révolution » égyptienne – avril 2011 http://www.ceri-sciences-po.org l’évolution des logiques propres à ce type de mobilisation a permis l’émergence d’un soulèvement qui semblait improbable quelques mois auparavant6. DESTRUCTURATION DU RÉGIME Le régime du Président Moubarak s’était construit sur une multitude de réseaux de clientèles et de solidarités autour de l’appareil d’État et du Parti national démocratique (PND). Si, pendant une assez longue période, la tête du régime avait réussi à désamorcer le champ politique7 en s’appuyant sur un savant jeu d’équilibres8 entre forces d’opposition, institutions étatiques et forces économiques, au cours des dernières années cet équilibre est devenu précaire. En effet, la survie d’un régime autoritaire ne repose pas uniquement sur la répression. La capacité de ses agents et de ses clients à se présenter comme des intermédiaires et des intercesseurs fiables entre la « base » et le « sommet » pour accéder à un certain nombre de ressources et de fonctions joue un rôle crucial dans la consolidation du pouvoir autoritaire. Par le biais de techniques cooptatives diverses qui intègrent certains et en excluent d’autres, le pouvoir autoritaire peut se diffuser et s’exercer bien plus efficacement que ne le ferait un pouvoir strictement répressif. Dès l’instauration de la République en 1952, l’institution militaire 9 a joué un rôle fondamental dans les équilibres du système égyptien. Pivot central de l’économie du pays, elle a donné à l’Égypte ses quatre présidents. Cependant, elle a toujours évité d’être directement impliquée dans la politique. Les militaires qui ont été amenés à gouverner l’ont toujours fait en tant que civils. Même s’ils continuaient à revendiquer leur origine militaire, ils n’étaient plus uploads/Politique/ art-yec.pdf

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