Détecter et prévenir : de la digitalisation des corps et de la docilité des nor
Détecter et prévenir : de la digitalisation des corps et de la docilité des normes. 1 ANTOINETTE ROUVROY* ET THOMAS BERNS** *Chercheur qualifié du F.R.S. - FNRS au Centre de Recherche Informatique et Droit de l’Université de Namur. **Maître de conférence en philosophie à l’Université Libre de Bruxelles et à l’Université de Liège et chercheur au Centre de philosophie du droit de l’Université Libre de Bruxelles. 1 Ce texte fait suite à un article intitulé « Le corps statistique », à paraître dans un numéro coordonné par Pierre Daled de La pensée et les hommes. Ce précédent article à caractère résolument philosophique portait sur la nature de ce que nous avions appelé le « gouvernement statistique ». La présente contribution en constitue une version légèrement modifiée et augmentée. en-tête de page impaire Introduction. D’une manière quelque peu intempestive sans doute eût égard au thème général de l’ouvrage – gouverner par les corps - et aux pensées de la biopolitique qui s’y déploient, il s’agit ici de tenter d’identifier en quoi les nouvelles technologies de l’observation, de l’information, de la communication et de la réseautique, procédant à la digitalisation de la vie même, intensifiant la ‘dispersion’ ou la ‘dividualisation’ du sujet humain2, tout en alimentant le mythe de sa prévisibilité, donnent lieu à une nouvelle forme de gouvernementalité irréductible aux « arts de gouverner » décrits par Foucault sous les traits du pastorat, de la raison d’État, de la police ou du libéralisme, et dont il importe d’identifier les spécificités épistémologiques, stratégiques et tactiques. Alors que, par exemple, dans la société disciplinaire, le pouvoir s’actualise par la production de corps identifiés, stables, fixes, assujettis par la norme, rendus dociles à la faveur de leur ascription et de leur attachement direct et passionné aux institutions spécifiques dans lesquelles ils sont organisés, contrôlés en fonction des tâches spécifiques qu’ils ont à y accomplir, le gouvernement statistique ou algorithmique se désintéresse tant des « unités » constituées par les corps individuels que des « masses » constituées par les populations. La gouvernementalité statistique s’intéresse à quelque chose de beaucoup plus abstrait, de beaucoup plus fantomatique: la prédiction et surtout la préemption des comportements, par l’application d’algorithmes de profilage à des quantités massives de données, et par la structuration (physique, architecturale, informationnelle) du champ d’action possible des individus. Le résultat en est que l’on assiste à l’abandon progressif, par le pouvoir, de l’axe ‘topologique’ – orienté vers la contrainte des corps et la maîtrise du territoire – au profit de l’axe ‘temporel’ – la 2 Voir notamment Michael Dillon et Luis Lobo-Guerrero, « The Biopolitical Imaginary of Species-being », Theory, Culture & Society, 2009, Vol. 26(1): 1– 23 ; David V. Ruffolo, « Rhizomatic Bodies: Thinking through the Virtualities of Control Societies », Rhizomes, 17, Hiver 2008. structuration du champ d’action possible des corps, la maîtrise, à un stade préconscient si possible3, de ce que peuvent les corps.4 Il s’agira donc ici d’envisager les nouvelles technologies de détection, de classification, et d’évaluation anticipative des comportements et intentions non pas sous l’angle, le plus évident en droit, des atteintes actuelles ou potentielles au droit à la protection de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel, mais de considérer ces dispositifs technologiques à la fois en fonction des nouveaux modes de production du « savoir » qu’ils constituent, qui rendent « sensible» par avance ce qui n’est pas (encore), et des effets de pouvoir qui en découlent. Nous parlons donc du « corps statistique » dans la mesure où nous voulons analyser la gouvernementalité contemporaine en ce qu’elle tente de dire de prédire et d’orienter les comportements (et intentions), et en ce que, à ce titre, elle se présenterait 1) comme statistique, au sens où elle repose fondamentalement sur l’exploitation de grandes quantités de données – signifiantes ou non aux yeux des individus eux-mêmes - recueillies dans une multitude de contextes de vie et d’action hétérogènes les uns aux autres, et sur la ‘découverte’ algorithmique de corrélations prédictives des comportements futurs et 2) comme capable d’éradiquer l’incertitude et l’imprévisibilité des comportements individuels grâce au traitement de leur multiplicité, laquelle serait de la sorte objectivée comme si la totalité de l’agir humain pouvait être bel et bien prise en considération, comme si nous n’avions affaire qu’à un ensemble de corps et que des opérations de calcul – la découverte de corrélations – sur l’ensemble devait permettre de prédire le comportement de chaque individu. Le gouvernement algorithmique vise non plus à maîtriser l’actuel, à dompter la sauvagerie des faits, mais à structurer le possible, à éradiquer le ‘virtuel’, cette dimension de possibilité ou de potentialité d’où provient que l’actuel tremble toujours un peu d’un devenir ‘autre’ qui 3 suivant la logique actuarielle même qui compte comme ‘conditions préexistantes’ et met à charge des souscripteurs plutôt que de l’assureur les dommages causés par des circonstances connues du souscripteur au moment de la signature du contrat. 4 Brian Massumi, “Perception attack. Note sur un temps de guerre”, Multitudes, 2008/4, n°34, pp. 74-83. en-tête de page impaire constitue, justement, sa singularité alors même qu’il n’est pas encore objectivement connu. Notons en passant que ce déplacement de l'axe 'topologique' de l’actualité du corps vers l'axe 'temporel' du possible, du probable, du virtuel accompagne et accélère la dissipation des universaux de la philosophie politique, dont la figure de l’Etat, et celle du sujet. L’Etat, expliquait Michel Foucault, « pas plus actuellement sans doute que dans le cours de son histoire, n’a eu cette unité, cette individualité, cette fonctionalité rigoureuse et, je dirais même, cette importance ; après tout l’Etat n’est peut-être qu’une réalité composite, une abstraction mythifiée dont l’importance est beaucoup plus réduite qu’on ne croit. »5 Que ce soit sous la forme redoutée du « monstre froid », ou sous la forme réductrice d’analyses assimilant l’Etat à un certain nombre de fonctions mais rendant « tout de même l’Etat absolument essentiel comme cîble à attaquer et (…) comme position privilégiée à occuper », c’est bien de la « survalorisation du problème de l’Etat » que Michel Foucault entendait notamment échapper en dirigeant son attention sur la « gouvernementalité ». Les processus plus récents de privatisation, de décentralisation, de dévolution des fonctions des institutions étatiques à des institutions infra- ou supra-nationales, le déclin de la participation politique et des investissements publics... confirment, si besoin en était, le déclin de « l’importance » de l’Etat, dont l’assise territoriale elle-même semble gagnée par une sorte de flou, ne marquant plus ni les limites de son intervention, ni ne garantissant plus l’‘étanchéité’ de ses frontières. S’agissant du ‘sujet’, Althusser, Butler, Duster, Fanon, Foucault, Lacan, et bien d’autres encore nous ont depuis longtemps persuadés qu’il est toujours dépossédé, dans une certaine mesure, des conditions mêmes de son émergence, puisqu’il est toujours précédé par l’idéologie, les normes, le langage qu’il incorpore pour se constituer.6 L’identité du sujet, de même que son autonomie, est moins un phénomène observable qu’un processus, une ‘performance’ : elle se constitue en ‘rendant 5 Michel Foucault, « La ‘gouvernementalité’ », cours du Collège de France, année 1977-1978 : « Sécurité, Territoire et Population », 4ème leçon, 1er février 1978. 6 Voir notamment Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, Judith Butler. Trouble dans le sujet, trouble dans les normes., PUF, coll. débats philosophiques, 2009. en-tête de page paire compte’ d’elle-même et est à ce titre essentiellement et fondamentalement relationnelle. L’autonomie individuelle n’est donc pas une capacité purement individuelle et psychique : elle a des bases sociales et matérielles. Il en va du corps comme de l’identité. Le corps toujours indique un monde au-delà de lui-même par un mouvement qui le pousse au-delà de ses propres limites, de son actualité, un mouvement qui est de fait un mouvement des limites corporelles. Ce mouvement, ce « trouble », explique Butler, serait en fait essentiel à ce que « sont » les corps7. Ces corps, comme actualités ou comme devenirs, dans les conditions contemporaines de développement et de convergence technologique, paraissent de moins en moins étanches à l’univers techno-scientifique dans lequel ils évoluent.8 Nous entendons donc corps non pas dans son sens biologique et sa positivité matérielle – désertée par la nouvelle forme de gouvernementalité statistique qui nous intéresse ici - mais comme ce qui, quelle qu’en soit la nature réelle, est le résultat d’une réduction « informatique » à un ensemble de corrélations pouvant être abstraites de toute intentionnalité et même de toute causalité. Le corps statistique en ce sens évacue les dimensions « physique » et « linguistique » qui caractérisent notamment le corps subjectif : ni l’expérience physique du 7 Judith Butler, Bodies that Matter. On the Discursive Limits of « Sex », Preface, Routledge, 1993. 8 Voir Donna Haraway, Simians, Cyborgs and Women: The Reinvention of Nature, Routledge, 1991 ; Andy Clark, Supersizing the Mind. Embodiment, Action, and Cognitive Extension, Oxford University Press, 2008 ; N. Katherine Hayles, “Traumas of Code”, Critical Inquiry, Vol.33, n.1, 2006, p.140. : « Enmeshed within this flow of data, human behavior is increasingly integrated uploads/Politique/detecter-et-prevenir-de-la-digitalisation-des-corps-et-de-la-docilite-des-normes.pdf
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- Publié le Oct 19, 2021
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