Lettre à Anna et Sebastian sur la situation actuelle de l’Afrique subsaharienne

Lettre à Anna et Sebastian sur la situation actuelle de l’Afrique subsaharienne Hervé Bichat Mai 2010 1 RESUME Le décès accidentel, le 17 mai 2009, d’une de mes nièces et de son compagnon sur une route du Bénin, alors qu’ils y accomplissaient des missions de coopération, m’a incité à me pencher sur le bilan de mon activité d’agronome au service de l’Afrique noire qui a occupé une grande partie de ma vie professionnelle. Ce bilan est bien décevant : en cinquante années, les perspectives du développement de l’Afrique subsaharienne se sont singulièrement transformées : en 1960, celle-ci était une terre d’espoir, alors que l’Asie était la proie de tous les tourments. Aujourd’hui celle-ci est devenue l’atelier du monde, l’Afrique noire accumulant tous les désastres. Pourquoi un tel changement ? Il est trop profond et trop général pour n’être que le résultat de décisions individuelles ou conjoncturelles : le comportement des pays industriels, la faiblesse des infrastructures, la balkanisation progressive des territoires, les pratiques de gouvernements dictatoriaux,… rien n’explique complètement les cercles vicieux du développement dans lesquels est plongée l’Afrique noire. Beaucoup d’experts s’accordent pour souligner le rôle d’une démographie, galopante depuis la seconde guerre mondiale, et d’une mauvaise gouvernance qui ne se limite pas aux pratiques gouvernementales. Cela conduit à s’interroger sur l’état du monde au 15ème siècle lorsque les Européens ont entamé leur expansion coloniale. Trois ensembles coexistaient à cette époque sans lien entre eux : l’Eurasie, les Amériques et l’Afrique. Il se trouve que leur état sanitaire était très différent, ce qui a eu des conséquences dramatiques : Les Amériques disposaient de la situation la plus « saine » et l’Afrique de la plus sévère. Cela explique qu’à cette époque, le développement de l’Afrique était globalement le plus en retard. Cela explique aussi que l’arrivée des Européens aux Amériques a provoqué une catastrophe sanitaire : 90% des populations amérindiennes ont disparu en moins d’un siècle sous les coups des épidémies provoquées par les maladies européennes transportées par les colons. L’Afrique noire n’a pas été frappée par ce cataclysme. Bien au contraire, les conditions sanitaires qui y régnaient ont freiné l’installation de peuplements européens permanents (en dehors de l’Afrique du sud). Mais le choc culturel provoqué par l’intrusion des Européens a eu des conséquences qui sont toujours visibles aujourd’hui et qui se sont traduites par l’effondrement des sociétés traditionnelles et de leur encadrement socio-culturel. La situation actuelle de l’Afrique noire se caractérise par une balkanisation avancée de toutes les structures sociales et politiques, alors que l’économie moderne ne peut se déployer que si elle peut s’appuyer sur de vastes territoires et sur de longues perspectives temporelles. Si cette analyse est pertinente, le principal objectif que doivent rechercher les politiques agricoles africaines est de rechercher les voies permettant de reconstituer des espaces spatio- temporels susceptibles de relancer les agricultures africaines. Ce qui me conduit à recommander de donner une haute priorité aux orientations suivantes : • Reconstruire une administration capable de faire vivre les intérêts du long terme dans le présent ; • Impulser une réforme foncière, indispensable pour accompagner la transformation des systèmes d’exploitation et des systèmes sociaux nécessitée par la révolution démographique en cours ; 2 • Faire émerger des espaces régionaux suffisamment vastes pour permettre la mise en œuvre des politiques agricoles modernes, reposant notamment sur un mécanisme de prix stimulant et protecteur vis-à-vis des errements des marchés mondiaux. Enfin la recherche agronomique devrait constituer un champ privilégié de partenariat entre l’Afrique noire et l’Europe, car leurs objectifs à long terme sont convergents et les conditions écologiques africaines sont exceptionnellement favorables à l’émergence de ces nouveaux systèmes de culture. En conclusion, ce texte n’est que l’ébauche d’une réflexion sur le demi-siècle qui vient de s’écouler en Afrique noire depuis la fin de la période coloniale. Merci à tous ceux qui voudront bien l’enrichir par leurs contributions. Ce sera peut-être un des hommages que nous puissions rendre à Anna et à Sebastian, et, à travers leur mémoire, à tous les jeunes coopérants qui ont laissé leur vie au cours des premières étapes de leurs vies professionnelles1. 1 henry-herve.bichat@laposte.net 3 Plan Pages Résumé 2 Plan 4 Une question fondamentale 6 I 50 années au service de l’Afrique noire francophone, un bilan bien décevant ! 8 Un parcours professionnel africain 8 1960-2010, un dramatique changement de perspective 18 II Les causes apparentes de la situation actuelle de l’Afrique subsaharienne 22 Les ex-pays colonisateurs 22 La faiblesse des infrastructures 24 Les handicaps économiques et financiers 25 Les handicaps sociologiques 26 Les problèmes politiques 29 III Les causes structurelles de la situation actuelle de l’Afrique subsaharienne 34 La « bombe » démographique de l’Afrique noire 35 La question de la gouvernance 41 Quelques conclusions 46 IV Quelles leçons tirer de ces analyses en matière de politique agricole ? 50 L’Afrique noire est mal partie ! de René Dumont 51 Les axes prioritaires des politiques agricoles africaines 54 La recherche agronomique africaine, avenir de la recherche agronomique européenne ? 66 V Si le grain ne meurt…St Jean 12,20 69 Annexes 71 Typologie des systèmes d’exploitation agricole Brève histoire du peuple Senoufo Bibliographie sélective sur l’Afrique noire 73 4 Carte de l’Afrique 5 Très chers Anna et Sebastian2, chers neveux,3 Vous nous avez quittés brutalement sur une route ensoleillée du Bénin un dimanche de mai 20094. Vous étiez dans ce pays depuis quelques mois pour réaliser le projet de vous mettre au service de l’Afrique : Anna, sur le point d’achever ses études de médecine à l’Université de Düsseldorf, travaillait dans une clinique privée de Cotonou et Sebastian, étudiant en agronomie à l’Université de Bonn, faisait son stage de master au sein de l’Institut Béninois de Recherches Agronomiques (IBRA). Tout le monde saluait vos personnalités généreuses et votre écoute des autres qui vous avait incité à maîtriser 3 langues internationales, l’Allemand, le Français et l’Anglais, Sebastian maîtrisant en outre le Russe. Ce qui lui avait valu d’être élu Président de l’IAAS5 pour l’année universitaire 2008-2009. Votre mort laisse un vide abyssal dans le cœur de vos parents, malgré leur grande foi. C’est un scandale pour tous vos amis devant tant de promesses fauchées par un autocar circulant sur l’axe Cotonou-Lomé. Et pour moi, c’est l’impossibilité de vous transmettre un relais au terme d’une vie professionnelle en grande partie vouée à l’Afrique. Dans ma grande famille, vous étiez les seuls à suivre l’itinéraire que j’avais emprunté, il y a une cinquantaine d’années. Nous avions commencé à échanger grâce à Internet. Mais nous pensions avoir tout le temps devant nous pour le faire. Je voulais vous laisser celui de faire connaissance avec les réalités africaines avant d’essayer de répondre à vos questions. Je me doute que vous en aviez beaucoup, comme tous ceux qui abordent pour la première fois aujourd’hui les rivages de cet immense continent. Frappés par la chaleur de l’accueil qui vous avait été réservé et l’activité inlassable des personnes que vous rencontriez, et notamment des femmes, vous vous demandiez : pourquoi se trouvent-elles dans une situation aussi misérable ? Qui est responsable de la situation catastrophique de l’Afrique noire? Une question fondamentale Après avoir brièvement rappelé les principales étapes de ma carrière africaine, cette lettre ne présentera pas l’évolution de toute l’Afrique. C’est en dehors de mes capacités, compte tenu de son immense diversité : écologique, historique, anthropologique, …Mon propos n’est pas non plus de disserter sur le développement économique des pays du sud, ni d’évaluer l’impact de l’aide internationale6, mais simplement d’essayer d’analyser les transformations de l’Afrique subsaharienne au cours des cinquante dernières années, et plus particulièrement celle de l’Afrique de l’Ouest francophone que je connais le mieux en raison de mon parcours professionnel. J’essayerai de repérer les facteurs qui expliquent son évolution en m’attachant plus particulièrement à ceux qui, de mon point de vue, ont un caractère structurel : avec mon expérience, qui ne s’est pas limitée à l’Afrique, il me semble que ce serait une analyse à courte vue que de faire porter la seule responsabilité de la situation catastrophique de l’Afrique d’aujourd’hui uniquement sur ses dirigeants et/ou sur les pays colonisateurs. 2 Anna était la fille de mon frère Bruno. Sebastian Oltmanns était son compagnon. 3 Ce texte a bénéficié des critiques et des encouragements d’Alain Bambara et de Bruno Bichat. Il a fait l’objet d’une relecture attentive de Monique Bichat, de Maurice de Vaulx, de Michèlle Feit, Philippe Pripaud et surtout de Pierre Alloix. Qu’ils en soient tous chaleureusement remerciés ! 4 Ils ont été fauchés sur une moto par un autocar qui assurait la liaison Cotonou-Lomé, le 17 mai 2009 vers 13 heures. 5 The International Association of Students in Agricultural and Related Sciences. 6 Je renvoie les lecteurs intéressés au dernier livre de Serge Michailof, intitulé Notre maison brûle au sud (voir bibliographie). 6 Elle est en effet trop générale et trop profonde pour résulter uniquement de facteurs conjoncturels. Enfin, dans une dernière partie, j’essayerai de tirer les conséquences de ces réflexions en ce qui concerne les politiques agricoles africaines du futur. 7 I 50 années uploads/Politique/ bichat-lettre.pdf

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