© Christophe Bertossi, 15 mars 2007 1 Les Modèles d’intégration en France et en

© Christophe Bertossi, 15 mars 2007 1 Les Modèles d’intégration en France et en Grande-Bretagne Philosophies, politiques et institutions publiques Christophe Bertossi Chargé de recherche à l’Ifri (Paris) Introduction Une rupture s’est produite à partir des années 1990 dans les pays européens entre, d’une part, les grandes « philosophies » nationales de la citoyenneté et, d’autre part, les politiques publiques de l’intégration des migrants et des minorités issues de l’immigration. Cette situation est nouvelle. Il ne s’agit pas seulement de l’écart entre les « philosophies publiques » de la nation et les réponses politiques à la présence des migrants ou des minorités car, dans la pratique, tous les pays dévient des « modèles d’intégration » qui sont revendiquées à un niveau idéologique. Lorsqu’on l’aborde d’un point de vue plus empirique que normatif, la notion de « modèle » est donc relative. Mais la rupture dont il est question ici désigne autre chose : aujourd’hui, non seulement les politiques d’intégration ne sont-elles plus entièrement justifiées par les idéologies traditionnelles du « vivre ensemble » national mais, surtout, cette justification idéologique classique est désormais contestée dans sa pertinence sociale et politique comme principe de fabrique de l’intégration, y compris par les institutions gardiennes de la tradition nationale en matière de citoyenneté. C’est dans ce contexte particulier que peuvent être envisagées les « crises » qui frappent les deux « modèles d’intégration » français et britannique. C’est aussi en référence à cette rupture que la comparaison doit être renouvelée entre un « modèle » de citoyenneté républicaine, fondé sur le primat de l’individu-citoyen et de l’identité nationale politique, et un « modèle » de citoyenneté plurielle, où les groupes minoritaires sont objets et acteurs des politiques d’intégration. Deux « modèles » de citoyenneté : France et Grande-Bretagne Les politiques d’intégration françaises et britanniques ont longtemps constitué deux paradigmes mutuellement exclusifs. Construite sur des éléments idéologiques introduits par la Révolution française, la citoyenneté est encadrée en France par l’individualisme civique et la modernité nationale. L’individualisme civique pose l’individu abstrait comme seul sujet de droit, et refuse toute forme de différenciation ethno-raciale dans l’espace © Christophe Bertossi, 15 mars 2007 2 public, lieu de fabrique de la citoyenneté commune. La modernité nationale, quant à elle, en transférant une souveraineté quasi monolithique à la nation, a fait de l’identité nationale une substance affective pour contrebalancer la définition très abstraite des membres de la « communauté des citoyens » (Schnapper 1994). Dans ce système idéologique, tout ce qui n’est pas national devient une identité suspecte. Du point de vue normatif, cela explique la difficile reconnaissance de la diversité sociologique post- coloniale de la société française lorsque les travailleurs immigrés des années 1960-70 se sont définitivement sédentarisés à partir des années 1980, leurs descendants devenant des citoyens de plein droit de la république française. Au regard de cette philosophie de la citoyenneté, les politiques britanniques ont paru constituer une anti-thèse. Au lieu d’user de la définition abstraite de l’individu à la source de la citoyenneté nationale, les politiques britanniques ont dégagé une approche fondée sur l’importance des groupes minoritaires et mis l’accent sur l’intégration, non pas comme un processus d’acculturation nationale et civique mais comme un projet d’égal accès aux droits dans une société britannique reconnaissant le multiculturalisme comme une réalité sociologique et politique. Née de l’héritage impérial et de l’immigration post- coloniale, cette version « plurielle » du libéralisme a mis l’accent sur la lutte contre les discriminations raciales, y compris dans le domaine public, en donnant un poids social et politique aux membres des minorités ethno-culturelles. Pour l’observateur, cette rapide présentation des paradigmes dominants de la citoyenneté dans les deux pays a une conséquence : la « race » ou l’ « ethnicité » semblent constituer la frontière dure entre les deux pays, refusée en France et centrale en Grande-Bretagne. Indifféremment entretenue par les médias, les débats politiques et la production scientifique, la comparaison franco-britannique a ainsi été instrumentalisée comme une opposition indépassable entre deux « modèles » figés et hétéronomes. Aujourd’hui cette opposition semble pourtant dépassée. Ruptures dans les « modèles » En France, la République est un discours sur la nation qui est débordé par la réalité, où le voile d’ignorance posé sur la question ethnique ne résiste plus à l’entrée dans les débats publics des thèmes liés à la discrimination, imposés à partir de la fin des années 1990 dans la lignée du Traité d’Amsterdam (Bertossi 2007a). Le rapport annuel du Conseil d’Etat de 1996 contestait l’approche abstraite de l’égalité républicaine et montrait combien la réalité des discriminations dans une société diverse érodait la pertinence du projet d’égalité formelle à la source de l’identité politique de la république française (Conseil d’Etat 1997). En 2003, le ministère de l’Intérieur faisait aboutir l’institutionnalisation de l’islam en France en créant le Conseil français du culte musulman, tandis qu’un débat était lancé sur la « discrimination positive » au moment de la nomination de celui qui était présenté comme le « premier préfet musulman ». Définie dans les années 1960, la politique britannique des race relations a fait, elle aussi, l’objet de nombreuses attaques. Les émeutes de 2001 et 2005 tout comme les attentats à Londres du 7 juillet 2005 ont profondément remis en question le « modèle ». Dans une série de rapports sur les causes des émeutes raciales de 2001, le Home Office a retourné la ligne libérale au profit d’une approche plus civique et nationale de l’intégration, dénonçant le « refus » d’adhésion des membres des minorités ethniques à l’identité britannique. En 2004, le chairman de la Commission for Racial Equality insistait lui aussi sur l’importance des valeurs civiques communes comme facteur d’intégration trop longtemps écarté par le « modèle » britannique. © Christophe Bertossi, 15 mars 2007 3 Quelles ruptures ? Assiste-t-on désormais à une convergence croisée entre les « modèles d’intégration » des deux pays ? Les politiques britanniques d’intégration se républicanisent-elles ? L’intégration à la française se convertit-elle à la lutte contre les discriminations ? La réponse à ces questions est nécessairement indirecte. Elle implique de mieux délimiter l’espace des ruptures que l’on a évoquées entre les philosophies nationales de la citoyenneté et les politiques d’intégration. Il est possible de repérer trois différentes sphères où ces ruptures sont à l’œuvre. Le premier lieu de rupture est externe aux « modèles d’intégration ». Il concerne en amont l’Etat-nation, et plus particulièrement la crise du national comme espace à la fois de « vivre ensemble », de distribution des ressources de l’Etat-providence, d’accès à l’égalité des droits, de médiation entre les institutions et les citoyens, de structuration des enjeux publics en politiques publiques, et de configuration du pouvoir dans le contexte de l’intégration européenne, de la globalisation (y compris de l’internationalisation des migrations), de l’érosion des frontières entre l’interne et l’international depuis la fin de la Guerre froide (y compris lorsqu’il est question des identités culturelles ou religieuses comme l’islam). Pour le dire autrement, il n’est plus possible de faire sens de la citoyenneté nationale dans des contextes socio-politiques qui ne sont plus ceux d’A. V. Dicey ou d’E. Renan. Il faut sans doute ajouter à cette crise du national que, si le processus d’intégration européenne a été considéré dans les années 1990 comme la perspective de renouvellement du projet démocratique contemporain, la crise de l’Union Européenne a fermé la possibilité d’une refonte postnationale de la citoyenneté moderne. Cela a un coût considérable dans le traitement de l’intégration des migrants et des minorités européennes, notamment lorsqu’il est question des musulmans en Europe (Bertossi 2007c). Le deuxième lieu de rupture est interne aux « modèles d’intégration ». Ces derniers n’ont pas « réussi » au regard de leurs objectifs ou ils n’ont pas su s’adapter à l’évolution des problématiques sociales et politiques liées à l’intégration des migrants et des minorités ethniques. Côté français, l’aveugement républicain à propos de l’ethnicité n’a jamais permis de reconnaître la fracture « raciale » qui s’est constituée dans la société française, par refus d’aborder de front les discriminations, et par l’écart de plus en plus important entre les institutions publiques et les populations issues de l’immigration qui ne s’y trouvent quasiment pas représentées. En Grande-Bretagne, alors que la lutte contre les discriminations est un objectif central des politiques d’intégration, cela n’empêche pas les relations conflictuelles entre les minorités et la police ou leur sous-représentation dans les institutions politiques nationales. L’illustration la plus frappante de la crise de confiance des deux « modèles » français et britannique est sans doute à trouver dans l’ampleur des émeutes françaises de novembre 2005 ou britanniques de 2001, et des attentats à Londres en juillet 2005, mais également dans l’impact que ces évènements ont eu sur les opinions publiques des deux pays. Une troisième rupture se situe à l’intersection des deux premières, dans les conséquences de la crise du national et de celle des « modèles d’intégration ». Alors que le principe national est en crise, la résistance du national pour définir la citoyenneté des sociétés multiculturelles est une constante dans tous les pays uploads/Politique/ integration-gb.pdf

  • 60
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager