L a gastronomie française vient d’être inscrite (en novembre 2010) par l’Unesco

L a gastronomie française vient d’être inscrite (en novembre 2010) par l’Unesco, à Nairobi, au patrimoine culturel immatériel de l’Humanité, et le projet d’une Cité de la Gastronomie (qui serait installée dans l’actuel Hôtel de la Marine, à Paris) avance à grands pas. L’histoire de cet art de vivre « à la française » est depuis toujours liée aux pratiques de négociation non seulement diplomatiques, mais également commerciales. GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2011 • N° 106 47 LES JEUX DE LA GASTRONOMIE ET DE LA NÉGOCIATION : LES ENSEIGNEMENTS DU CONGRÈS DE VIENNE (1814-1815) La gastronomie française vient d’être inscrite par l’Unesco au patrimoine culturel immatériel de l’Humanité, et le projet d’une Cité de la Gastronomie avance à grands pas. L’histoire de cet art de vivre « à la française » est depuis toujours liée aux pratiques de négocia- tion non seulement diplomatiques, mais également commerciales. Malgré les difficultés économiques, les repas d’affaires restent incontourna- bles pour les entreprises françaises, pour lesquelles ils représentent un inves- tissement stratégique. Or, la négociation, comme la gastronomie, prend sa source aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec l’apogée de leur alliance personnifiée par Talleyrand et son chef Carême, lors du Congrès de Vienne (1814-1815). Notre article a pour objectif, à travers l’étude du cas de l’alliance entre gastronomie et négociation, lors de ce Congrès, d’en faire ressortir certes les atouts pour le manager d’aujourd’hui (émotions, théâtralisation et communi- cation), mais aussi les limites. Par Lionel BOBOT * AUTRES TEMPS, AUTRES LIEUX * NOVANCIA (CCIP), Enseignant chercheur / Direction déléguée au Corps professoral et chercheur associé à l’INRA (UMR SAD APT, équipe Proximités). 047-055 Bobot corr._• pages paires G&C 96 05/12/11 10:27 Page47 Pour expliquer la place centrale que tient la gastrono- mie en France, Pitte (1991), dans Gastronomie fran- çaise, n’hésite pas à remonter jusqu’aux ancêtres des Français, les Gaulois : « En Gaule, la bonne chère est inséparable de la vie politique et sociale », et c’est sur cet axiome que va se bâtir la tradition gastronomique fran- çaise. Reste que selon Pitte (1991), « Il n’est pas absurde de formuler l’hypothèse d’une filiation entre l’intérêt marqué des Gaulois pour la nourriture et la gourman- dise française ». Or, la négociation, comme la gastronomie, prend sa source aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec l’apogée de leur alliance personnifiée par Talleyrand et son chef Carême, lors du Congrès de Vienne (1814-1815). Notre article a pour objectif, à travers l’étude du cas de l’alliance entre gastronomie et négociation, lors du Congrès de Vienne, d’en faire ressortir certes les atouts pour le manager d’aujourd’hui (émotions, théâtralisation et communication), mais aussi les limites. LA NÉGOCIATION (NOTAMMENT COMMERCIALE) « La négociation commerciale couvre un champ étendu : elle concerne l’ensemble des démarches visant à conclure, immédiatement ou pour l’avenir, un marché liant deux ou plusieurs parties » (DUPONT, 1994). Pour Dupont (1994), la négocia- tion commerciale s’apparente à la négociation diplomatique. En effet, comme dans la négociation diplomatique, les partenaires se connaissent (et cela d’autant mieux que la relation est de longue durée) et connaissent (non entièrement, mais relativement bien) les données déterminant les stratégies respec- tives en vue d’une finalité précise. Il prolongera cette réflexion jusque dans son ouvrage La Négociation postmoderne (publié en 2006), parlant de « diplomatie commerciale ». La compréhension des mécanismes de négociation, l’intérêt pour les stratégies diplomatiques et l’his- toire des puissances européennes deviennent en France, dès le XVIIe siècle, une des principales préoc- cupations des hommes de lettres que sont alors les ambassadeurs et les hommes politiques. Le XVIIe siè- cle connaîtra d’énormes évolutions : les relations internationales prennent leur essor en Europe, les guerres, comme les conférences de paix, deviennent européennes (Hotman de Villiers, Richelieu, Mazarin, Wicquefort, Callières, Pecquet, Barthelemy de Felice ou Bonnot de Chably). Cet art de négocier avec les souverains va être formulé notamment par Hotman de Villiers, en 1603, avec son ouvrage De la charge et dignité de l’ambassadeur, et par Callières, en 1716, dans De la manière de négo- cier avec les souverains (BOBOT, 2008). Les influences morale et commerciale sur le déve- loppement et la transformation de la diplomatie apparaissent très clairement à cette époque, avec notamment Montesquieu et Voltaire ; les auteurs y sont sensibles, surtout Callières, qui souligne l’im- portance de la paix par la négociation, non seule- ment pour le repos du Prince, mais aussi pour les affaires particulières. Pendant toute son ambassade, le négociateur doit éveiller, puis entretenir la confiance de ses interlocuteurs, car le succès de la négociation, selon Callières, est proportionnel au crédit dont jouit l’ambassadeur à la cour accrédi- taire : il décrit la négociation comme un phéno- mène commercial, elle est un échange. En s’enga- geant dans des relations commerciales, les individus s’engagent avant tout dans un échange social (MACNEIL, 1978 ; DWYER et al., 1987). L’échange, base de toute relation, est une thématique impor- tante non seulement dans les recherches en écono- mie politique (ARNDT, 1979 ; STERN et REVE, 1980), mais aussi dans les recherches en marketing (HUNT, 1983 ; KOTLER et ZALTMAN, 1971). Ainsi, à cette période, la diplomatie émerge avec la construction d’un réseau d’ambassadeurs (KESSLER, 1999), où la maîtrise de la négociation est essen- tielle. Cette diplomatie où l’on négocie « sans cesse, ouvertement ou secrètement, en tous lieux » (RICHELIEU, 1688) exige de disposer d’un réseau de négociateurs professionnels et d’accréditer les fon- dements de la négociation indirecte (LEMPEREUR, 2002). Force est de constater que, pour Callières, Barthélemy de Felice ou Antoine Pecquet, la négo- ciation, principal outil de la diplomatie, n’est pas une simple affaire : c’est un art. Et l’art est à la fois une question de technique (nos auteurs classiques ne parlent-ils pas de la « maîtrise de l’art oratoire »), et une question de doigté, de don, d’habileté ou de dispositions innées. Ces auteurs sont les précurseurs de la négociation raisonnée de l’école d’Harvard et vont notamment développer cinq thèmes princi- paux : l’utilité de la négociation, la primauté de la négociation, les qualités de négociateur, la recherche des intérêts et le principe des négociations conti- nuelles. Ainsi, parmi les courants de recherche en négocia- tion identifiés par Zartman (1976), il y a celui de la description historique (caractérisée par la recherche de faits ou d’indicateurs pertinents). LA GASTRONOMIE La gastronomie « est la connaissance raisonnée de tout ce qui a rapport à l’homme en tant qu’il se nourrit. Son but est de veiller à la conservation des hommes, au moyen de la meilleure nourriture pos- sible » (BRILLAT-SAVARIN, 1823). AUTRES TEMPS, AUTRES LIEUX GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2011 • N° 106 48 047-055 Bobot corr._• pages paires G&C 96 05/12/11 10:27 Page48 La consommation alimentaire, telle la gastronomie, se révèle pleinement expérientielle (BADOT et COVA, 2003) dans la mesure où elle pourrait sans doute être utilement analysée sous l’angle des quatre approches « néo-marketing » suivantes : les conve- nience foods, aliments services ou aliments servis, concernent tout particulièrement le chrono-marke- ting ; la nature en partie nostalgique de l’expérience alimentaire et du processus d’apprentissage des goûts renvoie au rétro-marketing ; l’alimentation peut également réunir des communautés au sens restreint (convives d’un repas) ou au sens large (consommateurs de produits de l’agriculture biolo- gique, passionnés d’un produit réunis en confrérie, militants anti-OGM, défenseurs du bien-être ani- mal, etc.) et interpelle ainsi le marketing tribal. Au Moyen Âge, la cuisine française ne se distingue pas encore de celle des autres pays d’Europe, mais c’est à cette époque que s’élaborent les premiers livres de cuisine, avec, notamment, Le Viandier de Guillaume Tirel, dit Taillevent (1310-1395). Au milieu du XVIe siècle, la France s’allie aux Médicis, et les Florentins vont révolutionner tous les arts, dont non seulement l’art culinaire, mais aussi l’art de la négociation et de la ruse, à travers Machiavel (1469- 1527), Capponi (1447-1496) ou encore Guicciardini (1483-1540). Les Italiens, grands navigateurs et voyageurs, avaient déjà incorporé dans leur cuisine des épices, des techniques et des recettes rapportées d’Orient et d’Asie. À cette époque, les manières policées sont de rigueur, et l’art de la table évolue dans le même sens pour col- ler à la mode des Henry. Au mitan du XVIIe siècle, l’officier de bouche François-Pierre (dit La Varenne) (1618-1678) publie Le Cuisinier françois. Ancien marmiton chez la duchesse de Bar, sœur d’Henri IV, il entre dans la maison du marquis d’Uxelles ; son livre dépasse la « gastronomie » médiévale, en présentant des recettes (sept cents) exposées selon un ordre rigou- reux : potages, entrées, rôtis, entremets (plats, préci- sément, servis entre les mets) et pâtisseries. Se côtoient des plats qui intègrent de nouvelles combi- naisons de saveurs, de textures, de parfums, dans lesquels les sauces acides, héritées du Moyen Âge, refluent au profit des sauces grasses et des bouquets aromatiques. Voilà une (première) « nouvelle cui- sine », et Vincent La Chapelle (1690-1746) de se saisir d’une plume pour sortir, en 1735, les quatre volumes du Cuisinier moderne, dont le titre demeure un manifeste. Si la « gastrôlastrie », synonyme de uploads/Politique/ bobot.pdf

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